Shinshu vs Shizukuishi (Suwa vs Daini reloaded)
Il y a trois ans, je vous ai partagé un article intitulé Suwa vs Daini, revenant sur les deux grandes maisons de Grand Seiko, leurs histoires, leurs personnalités marquantes et leur rivalité fraternelle.
Si vous n’avez pas lu cet article, je vous invite à le faire, mais pour les cancres au fond de la classe qui ont la flemme de faire leurs devoirs, voici un petit résumé succinct.
Il y a trois ans, je vous ai partagé un article intitulé Suwa vs Daini, revenant sur les deux grandes maisons de Grand Seiko, leurs histoires, leurs personnalités marquantes et leur rivalité fraternelle.
Si vous n’avez pas lu cet article, je vous invite à le faire, mais pour les cancres au fond de la classe qui ont la flemme de faire leurs devoirs, voici un petit résumé succinct.
Dans le coin bleu, Suwa Seikosha fondé en 1947, devenu Seiko Epson, a qui on doit la première Grand Seiko en 1960, fait aujourd’hui les GS Spring Drive et quartz au sein du Shinshu Watch Studio de Shiojiri, dans la préfecture de Nagano. A toujours représenté le côté innovateur, technologique, moderne et disruptif (pour reprendre un mot à la mode).
Epson, à Shiojiri, où l’on retrouve le Shinshu Watch Studio, anciennement Suwa Seikosha
Dans le coin rouge, Daini Seikosha, fondé en 1937, devenu Seiko Instruments Inc, a qui ont doit la 44GS, fait aujourd’hui les GS mécaniques au sein du Grand Seiko Studio Shizukuishi à Morioka dans la préfecture d’Iwate. A toujours représenté la tradition horlogère mécanique du groupe. Fait partie de Seiko Instruments Inc (ou SII).
Le Grand Seiko Studio Shizukuishi, à côté de Morioka, anciennement Daini Seikosha
Pour ces deux studios, je précise qu’il s’agit d’une simplification, Suwa et Daini ne se résumaient pas à des usines et l’évolution de ces deux entités dans le temps est bien plus complexe que ça, mais pas besoin de se compliquer encore plus la tâche, on va rester sur cette version !
Pour rappel, Seiko Epson est indépendant du Seiko Holding Corporation, bien que chaque groupe possède des parts de l’autre et que la famille Hattori soit investie dans les deux. Seiko Instruments Inc (SII) et Seiko Watch Corporation font partie de Seiko Holding Corporation. Pour simplifier, Seiko Watch Corp commercialise les montres fabriquées par SII et par Seiko Epson, mais Seiko Epson ne fait pas partie de Seiko Holding Corp. Oui, je sais, c’est compliqué !
Version simplifiée, par Anthony Kable pour son site Plus9Time.com
Version détaillée des diverses entreprises en lien avec l’horlogerie au sein de Seiko. Epson est totalement indépendant. Credit: Anthony Kable Plus9Time.com
Aujourd’hui je vous invite à vous pencher un peu plus sur les différences qui existent entre les GS produites par Seiko Epson au sein du Shinshu Watch Studio, et celles produites par Seiko Instruments Inc au sein de Grand Seiko Studio Shizukuishi. Bien que ces montres soient commercialisées par la Seiko Watch Corporation au sein de la marque Grand Seiko, l’analyse de ces différences nous permettra de mettre en lumière de nombreux aspects spécifiques à la marque, la stratégie globale de celle-ci et comment cette stratégie est implémentée au sein des deux studios.
J’illustrerai ces différences par deux exemples, celui des deux modèles White Birch, ainsi que la comparaison de l’offre de haute horlogerie de Shinshu (Seiko Epson) et de Shizukuishi (SII).
Les différences et spécificités de Shinshu et Shizukuishi
Production:
La première différence de taille entre ces deux entités est la méthode de production.
Au Shinshu Watch Studio, tout est fait en interne, mouvements, boîtiers, cadrans, index, aiguilles etc. Evidemment, certains composants viennent d’autres branches du groupe Seiko Epson (comme les cristaux de quartz par exemple), mais tout vient de l’interne.
Je vais peut-être en choquer quelques-uns, mais pour ce qui est des GS mécaniques, Seiko Instruments fait appelle à de la sous-traitance. Attendez, attendez, ne criez pas au scandale, je vous explique tout !
Pour les cadrans, SII fait appel à Shokosha. Il s’agit d’une petite entreprise fondée en 1929 par un ancien employé de Seikosha à l’époque où ils poussaient leurs employés à créer leurs compagnies pour que K Hattori investisse ensuite dedans. Il s’agit donc d’un partenaire historique de la marque, pour qui Seiko est le plus gros client depuis toujours et dont Seiko est actionnaire majoritaire. D’ailleurs pour les amateurs de Seiko vintage des années 60/70, si le code cadran de votre montre se termine par R, cela signifie que le cadran a été produit par Shokosha (comme sur les Pogue par exemple - Shokosha ayant donc fait des cadrans pour Suwa et pour Daini).
Source: “6139-600x -R and -T dials” sur TheWatchSite.com
Pour les boitiers, c’est Hayashi Seiki Seizo qui les fabrique. Là aussi, c’est un partenaire historique de Seiko, une entreprise familiale crée dans les années 1920 à Tokyo et bien que je n’ai jamais trouvé confirmation, je pense qu’il s’agit exactement du même cas de figure que Shokosha (créée par un ancien employé de Seikosha). Là aussi, Seiko est actionnaire majoritaire. Hayashi Seiki Seizo ne produit pas que pour GS et Seiko, il suffit de regarder leur site internet pour s’en rendre compte, par contre il est essentiel de préciser que certains procédés propres au polissage zaratsu sont brevetés et utilisés uniquement pour les boîtiers GS. La Ferrari F40 et la Peugeot 406 Coupé sont toutes les deux dessinées par Pininfarina, il ne vous viendrait pas à l’idée de les juger comparables pour autant.
D’ailleurs, si vous faites bien attention quand vous regardez les vidéos des visites ou de présentation du Grand Seiko Studio Shizukuishi, on ne voit pas comment sont fait les cadrans et les boitiers, alors que c’est montré pour les visites et présentations du Shinshu Watch Studio. Vous savez maintenant pourquoi.
Enfin, dernière distinction, le Shinshu Watch Studio s’occupe non seulement de produire des Grand Seiko, mais également des Credor. Ce qui explique la différence de nom avec le Grand Seiko Studio Shizukuishi, qui ne fait donc que des GS comme son nom l’indique.
Commercialisation:
Là on revient sur quelque chose de moins compliqué, c’est donc Seiko Watch Corp qui se charge de commercialiser les montres produites à Shinshu et à Shizukuishi (cf le graphique de Plus9Time plus haut).
Un point qui me semble intéressant à souligner, c’est que contrairement à avant, maintenant les prix sont identiques ou presque sur des produits positionnés de la même manière. Que vous vouliez une White Birch Hi Beat ou Spring Drive, vous payerez le même prix.
Seiko Watch Corporation s’occupe donc de tout ce qui est branding, marketing, ventes des Grand Seiko, peu importe leur lieu de production.
Design:
L’uniformisation des designs entre Shinshu et Shizukuishi n’est pas nouvelle. Le design des boitiers des SBGR001 a été repris et adapté pour les SBGA001 quelques années après. Le boitier 44GS qui a été ressuscité d’abord à Morioka avec les SBGJ001/003/005 s’est ensuite retrouvé à Shiojiri dans des modèles quartz ou Spring Drive, tout comme le boitier 62GS. La 44GS d’origine est pourtant le fruit du travail des équipes de Daini (aujourd’hui Shizukuishi) alors que la 62GS est née dans les montagnes de Shinshu. Cela dit, ces designs restent à l’origine le fruit du travail des designers de Seiko Watch Corporation ! Et oui, comme expliqué dans l’article à son sujet, Taro Tanaka ne travaillait pas pour Suwa ou Daini, il travaillait avec les deux mais pour SWC. Je sais, c’est toujours aussi compliqué…
Mais quoi qu’il en soit, il y avait toujours des différences entre les deux. Comparez une 62GS Hi Beat et une 62GS Spring Drive, vous verrez vite quelques différences flagrantes.
Avec les deux variantes de la White Birch, c’est la première fois qu’on retrouve deux modèles aussi proches venant des deux centres de production de GS. Bien qu’il reste des petites différences, la majorité d’entre elles n’est plus visible lorsque vous regardez les montres à plus d’un mètre de distance ! Mais j’y reviendrai un peu plus tard.
SLGH005 et SLGA009, source GS9 Club
Dans tous les cas, le fonctionnement reste le même depuis les années 50: Seiko Watch Corp donne des directives en termes de design depuis leur studio de design au siège de Tokyo, puis travaille ensuite avec les designers des deux centres de production sur les produits spécifiques. C’est ce qui explique que l’on puisse retrouver des designs proches mais pas identiques. Mais c’est également ce qui explique que l’on puisse au contraire retrouver des designs spécifiques à une manuf’, comme le design “Lion’s Mane” des SBGA403 et SBGC231 par exemple pour Shinshu.
SBGC275 source Hodinkee
Mouvements:
Là aussi c’est très simple à première vue, comme je l’ai déjà dit, Shinshu propose les Spring Drive et les quartz alors que Shizukuishi propose uniquement des calibres mécaniques.
Mais il est intéressant de constater que contrairement au grand décalage de 6 ans qu’il y a eu entre l’arrivée du 9S et celui du 9R à la fin des années 90/début 2000, cette fois-ci Grand Seiko a montré plus de cohérence en sortant en même temps les évolutions de ces deux familles de mouvements en 2020, à savoir les 9SA Hi Beat et les 9RA Spring Drive. Cela n’est pas anodin et montre une volonté forte de Seiko Watch Corporation d’uniformiser et de consolider leur offre de manière cohérente, mais également que cette stratégie a été mise en place plusieurs années auparavant pour aboutir à des produits commercialisables au même moment.
Si on regarde les 9SA et 9RA d’un peu plus près, on peut lire entre les lignes certaines choses que l’on peut tenter de décrypter.
De prime abord, ces deux mouvements remplissent les mêmes objectifs: proposer des évolutions de mouvements existants avec des améliorations techniques, une diminution de l’épaisseur et une augmentation de la réserve de marche. Comme déjà expliqué dans l’article sur les mouvements GS, le nouvel échappement du 9SA et les améliorations de la partie électronique du 9RA assurent la partie technique, la réserve de marche augmente généreusement des deux côtés et les deux mouvements se sont nettement affinés.
Mais ce dont je n’ai presque pas parlé, ce sont les décorations des mouvements, et là c’est très clairement deux salles deux ambiances ! Là où le 9SA est devenu plus démonstratif que son prédécesseur avec son rotor très ajouré, la découpe des ponts et les décorations plus Européennes (j’y vois personnellement un mélange de Lange pour le rotor et de Jaeger LeCoultre pour les ponts), des vis bleuies pour les éditions spéciales et de nombreux rubis bien visibles, le 9RA joue la carte de la sobriété maximale avec sa nouvelle finition satinée (attention à ne pas riper lors de l’assemblage !) sur son pont unique et un anglage convexe qui utilise une nouvelle technique (par machine) développée spécialement par Seiko Epson. Et tout comme on l’avait déjà vu sur le magnifique calibre Spring Drive manuel 9R31, les horlogers de Shinshu continuent de nous proposer de magnifiques polissages pour les noyures des vis, rubis etc. Toujours faites à la machine, ces décorations permettent des jeux de textures et de reflets plus subtils et à mon sens, plus poussés et réussis que les découpes des ponts et les “côtes de Tokyo” (qui ont elles-aussi évolué depuis le 9S) du 9SA5. Mais surtout, l’esthétique qui en résulte donne au nouveau mouvement Spring Drive un esprit plus Japonais à mes yeux.
Enfin, je conclurai ce petit comparatif 9SA/9RA en précisant que le 9SA a déjà servi de base à un mouvement auto 9SA5, un mouvement chronographe 9SC5, un mouvement tourbillon (si on considère vraiment que c’est la même base, mais c’est un autre débat) 9ST1 et depuis peu un mouvement à remontage manuel 9SA4. De son côté, le 9RA n’existe qu’en deux variantes automatiques pour l’instant, l’une avec l’indicateur de réserve de marche côté cadran, l’autre côté mouvement. Mais je suis sûr que GS va continuer à développer diverses complications sur la base de ces “châssis” 9SA et 9RA.
Mais qu’en est-il du quartz? 2023 signait le 30ème anniversaire du calibre 9F. Combien de modèles équipés de ce mouvement sont sortis cette année-là? Zéro. Et oui, comme déjà précisé dans l’article précédent, Grand Seiko n’a même pas fêté les 30 ans du 9F. Incroyable non? Seuls trois modèles pour femmes sont sortis en 2023 avec des mouvements à quartz 4J.
J’y vois deux explications possibles: soit GS abandonne petit à petit le quartz pour se focaliser principalement sur le duo Hi Beat/Spring Drive, soit GS est en train de travailler sur une évolution du 9F (le 9FA?) pour botter le cul de Citizen.
Philosophies;
Jusqu’à récemment, il était assez aisé de distinguer Shinshu de Shizukuishi sur un point: les montres sportives. Alors qu’il existait proportionnellement très peu de GS mécaniques vraiment typées sportives, toutes les plongeuses et les chrono étaient une production propre à Seiko Epson. Que ce soit par soucis de robustesse ou par pur choix esthétique, Shizukuishi ne s’aventurait pas au-delà du sport-chic tout au plus.
Evidemment, cela a fini par changer puisque qu’on retrouve maintenant les GMT sportives, les plongeuses et même les chronos en production à Morioka. Mais certaines choses perdurent. Est-ce que vous vous souvenez de la première montre équipée du 9SA en 2020? Une montre habillée en or sur bracelet cuir. Et pour la première équipée du 9RA? Une plongeuse ! Comme quoi, malgré l’uniformisation de l’offre et la volonté de GS de simplifier les choses, les vieilles habitudes ont la vie dure ! Et oui, je vous rappelle que c’est à Suwa Seikosha/Seiko Epson que l’on doit toute la lignée de plongeuse mythiques 62MAS/6215/6159/6105/Turtle/Tuna, mais également les chrono tout aussi mythiques 6139 et 6138.
Passons maintenant au concret
White Birch contre White Birch
Source: Les Rhabilleurs
J’avais conclu l'article Suwa vs Daini en montrant que les deux montres emblématiques de chaque studio étaient la Snowflake pour Shinshu et la 44GS Iwate pour Shizukuishi.
Les modèles phares des deux manufactures sont maintenant la White Birch en déclinaison Hi Beat et en déclinaison Spring Drive.
Comme je le disais plus tôt, à plus d’un mètre de distance, les petites différences entre les deux modèles s’estompent. Taille de la couronne, taille du guichet de date, taille du réhaut, sillon central des index, ces détails assez flagrants lorsqu’on regarde les montres de près restent négligeables au porter du quotidien. Et surtout ces différences sont bien plus subtiles et minimes que celles qui opposent la Snowflake de la 44GS Iwate !
Je le répète mais ceci montre bien à mon sens, la volonté de Grand Seiko d’avoir une offre plus simple et cohérente pour le client lambda qui découvre la marque. Imaginez un prospect qui rentre dans une boutique, flash sur le cadran de la Snowflake mais la veut en Hi Beat. Vous n’avez plus qu’à lui lire l’article Suwa vs Daini pour lui expliquer pourquoi ce n'est pas possible, tout en espérant qu’il ne parte pas en courant en vous traitant de fou (ce qu’il fera assurément) ! Aujourd’hui, le problème est bien moindre puisque malgré leurs cadrans différents, les deux versions de la White Birch sont quand même relativement proches. Là où certains y verront une dilution de l’identité des deux manufactures, je pense qu’il faut y voir une volonté de GS de rendre la marque plus claire, lisible et accessible aux nouveaux clients.
Bon, j’ai parlé des points communs entre les deux montres, mais parlons quand même un peu plus de ces cadrans. La raison de leurs différences a déjà été évoquée: ils ne sont pas faits au même endroit. Shizukuishi a eu la volonté de ne pas faire un cadran trop blanc (les membres du GS9Club se rappelleront peut être de la vidéo de son designer à ce sujet), là où les designers de Shinshu ont justement misé sur un cadran blanc au motif légèrement différent. Et je pense que ça n’est pas un hasard.
Comme je l’expliquais, cette volonté d’uniformisation vient de la Seiko Watch Corporation, mais je ne peux m’empêcher de penser que Seiko Epson ait voulu se distinguer, garder une petite part de différence pour ne pas faire la même chose que son rival fraternel de toujours. Et bien que dans l’idée, les deux textures de cadrans sont censées représenter des forêts de bouleaux blancs, quand je vois le cadran de la SLGA009 je ne peux pas m’empêcher de voir…la Snowflake 2.0 ! Ou du moins un croisement entre la White Birch de Morioka et la Snowflake de Shiojiri. Une “Snowbirch” quoi.
Source: GS Thaïlande





Entre le nouveau calibre SD plus sobre esthétiquement, le cadran “Snowbirch” avec sa texture plus fine et subtile, et sa teinte blanche plus discrète que le cadran de la SLGH005, je trouve que cette SLGA009 joue finalement plus la carte de la sobriété que la version de Morioka qui est définitivement plus démonstrative et tape-à-l’oeil. La bimbo sexy contre la geisha élégante. Bon ok ok, j’exagère encore, je vous l’accorde…
Un dernier point sur l’aspect esthétique: les deux studios ont eu la mauvaise idée d’indiquer leur réserve de marche directement sur le cadran. C’est comme si on écrivait la consommation d’une voiture directement sur sa calandre (ou sa propre “réserve de marche” son sur profil Tinder). Je ne comprends toujours pas… Mais passons !
Source GS9 Club
Finalement, c’est intéressant de voir comment en reprenant le même cahier des charges, les deux usines de GS arrivent à tout de même faire transparaître leurs philosophies à travers leurs différents choix. Là où Shinshu joue la carte de la sobriété, Shizukuishi essaye d’en mettre plein la vue et opte pour des choix esthétiques qui s’orientent davantage vers des sensibilités occidentales - d’ailleurs Seiko et GS ont des designers chargés spécifiquement de concevoir des modèles pour le marché global et d’autres pour le marché Japonais.
Je pense que ça n’est pas un hasard si le Shinshu Watch Studio n’est toujours pas ouvert aux visites du public alors que le Shizukuishi Watch Studio affiche toujours complet pour les visites - il a même d’ailleurs été conçu pour ça !
Visite du GS Studio Shizukuishi avec Time&Tide Watches
La quatrième personne en partant de la droite est Yukinori Kato, président de Morioka Seiko Instruments Inc (aucun rapport avec KFC)
Le Shizukuishi Watch Studio a revêtu ses habits de lumière alors que le Shinshu Watch Studio reste ce bon vieux geek Japonais un peu différent et introverti qui reste tranquillement dans son coin. Bon ok, j’arrête avec mes comparaisons pourries, vous avez compris l’idée !
La Haute Horlogerie selon Grand Seiko
Après avoir comparé les porte-étendards des deux manufactures, je pense qu’il est intéressant de comparer ce que les deux entités ont de mieux à offrir.
Le Micro Artist Studio se trouve au sein du Shinshu Watch Studio à Shiojiri et a été ouvert en 2000 avec comme objectif de transmettre le savoir horloger artisanal (en particulier les décorations et le travail de terminaison) aux générations suivantes, avec comme inspiration et mentor le fameux Philippe Dufour. Le MAS a produit des pièces emblématiques depuis deux décennies comme les Credor Eichii I et II, les Credor Sonnerie et Répétition Minute, les Grand Seiko 8 Days etc. Sans grande surprise, tout s’articule évidemment autour du Spring Drive. Si vous n’avez pas compris pourquoi, posez votre téléphone ou votre ordi, allez boire un verre et reprenez l’article depuis le début !
Les horlogers du MAS, sous l’oeil attentif de Philippe Dufour
À Morioka, les choses étaient un peu différentes jusqu’à récemment. Avant, deux maîtres artisans, un graveur (Kiyoshi Terui) et un horloger (Katsuo Saito), étaient en charge de la décoration et de l’assemblage du mouvement Credor 6899, un calibre ultra plat très haut de gamme, qui demande un savoir-faire incroyable autant de la part du graveur que de l’horloger en charge de l’assemblage. Pour la petite anecdote, j’ai un jour montré ce mouvement gravé et squeletté de seulement 1,98mm d’épaisseur à une horlogère en charge de l’assemblage du calibre ultra fin chez Audemars Piguet et elle était scotchée !





Vous pouvez voir ici à l'oeuvre Mamoru Sakurada, le mentor de Katsuo Saito, ainsi que le maître horloger actuellement en charge du calibre 68, ainsi que Kiyoshi Terui, maître graveur
Petit aparté, si le travail de Sakurada-san et de Terui-san vous intéresse, je vous invite à lire cette interview faite par mon ami Ken en 2013 à l’occasion d’un projet très spécial mené par les deux maîtres artisans
À Shizukuishi donc, pas de studio ou de structure spécifique, juste deux artisans de haut vol (ils ont toutes les récompenses et tous les titres possibles) qui travaillent sur un mouvement très technique, mais on est clairement sur quelque chose de très différent du MAS.
Les choses ont commencé à changer en 2016 avec l’arrivée du tourbillon Credor Fugaku, assemblé à Tokyo par le maître horloger Satoshi Hiraga. Seiko décide de créer une petite entité à son siège de Ginza où quelques artisans détachés du Shizukuishi Watch Studio vont pouvoir travailler sur les pièces les plus exclusives de la Seiko Watch Corporation. Si on regarde un peu la genèse du tourbillon Kodo, on se rend compte que celui-ci était déjà dans les tuyaux à ce moment-là et que la Fugaku était presque une répétition générale avant la Kodo.



Ce n’est qu’en 2022 que Grand Seiko inaugure officiellement Atelier Ginza, situé au 7ème étage de Wako, renommé depuis Seiko House Ginza.




On peut voir en Atelier Ginza le pendant du Micro Artist Studio pour Seiko Watch Corporation (je rappelle que le MAS dépend de Seiko Epson, qui en indépendant de Seiko Watch Corp.). Alors certes, nous ne sommes plus à Shizukuishi, mais Atelier Ginza est en quelques sortes un prolongement du Shizukuishi Watch Studio et tous deux dépendent de Seiko Instruments Inc. au sein de Seiko Holdings Corp (et encore, c’est un peu simplifé…).
Ça va, vous suivez toujours? Parfait, alors on continue !
Par le passé, que ce soit le MAS ou Atelier Ginza (même avant que le nom apparaisse), les deux structures ont produit des montres très haut de gamme tant d’un point de vue technique qu’esthétique, à la fois pour Credor et pour Grand Seiko. GS étant maintenant le flagship haut de gamme de la marque, et Credor restant une marque quasi exclusivement JDM, je serais curieux de voir si le MAS et Atelier Ginza vont s’axer majoritairement sur GS dorénavant ou si Credor va continuer à avoir des Masterpieces, que ce soit en Spring Drive ou en mécanique. Je rappelle qu’à un moment, les seules pièces véritablement “haute horlogerie” du groupe étaient des Credor, mais peu à peu la tendance s’inverse. Et pour l’anniversaire de Credor, on ne voit au contraire que des modèles Goldfeather équipées du fameux calibre 68 ultra plat et une déclinaison en or jaune de la Eichii II.
D’ailleurs en termes de comparaison entre les MAS et Atelier Ginza, il est intéressant de noter que le tourbillon Kodo est affiché sensiblement au même prix que la répétition minutes de Credor, et je pense que ce positionnement n’est pas anodin !
De la même manière qu’on peut comparer les deux White Birch, je pense que la comparaison entre le Kodo et la répétition minutes illustre bien les différences entre Shinshu et Shizukuishi (bien que ce soit une comparaison GS/Credor si on veut être précis). Là où la répétition minutes de Credor est très Japonaise dans son exécution, ses terminaisons, ses symboliques, son artisanat, la Grand Seiko Kodo se détache clairement des codes habituels Japonais de Grand Seiko et se rapproche plus d’un style qu’on pourrait retrouver chez MB&F ou Audemars Piguet. J’y vois à nouveau l’illustration d’une tendance à l’occidentalisation voulue par GS et sa branche de Morioka, ce qui n’enlève rien à l’incroyable œuvre de Kawauchiya évidemment ! C’est un autre point qui s'ajoute à ceux cités précédemment, et qui montrent cette volonté d’ouverture et de démonstration de la part de GS, le tout s’inscrivant dans une démarche globale qui touche à la fois au design, aux mouvements, à la commercialisation, à la communication et aux expériences que propose la marque de manière globale.
Encore une fois, Shizukuishi s’ouvre et évolue là où Shinshu reste toujours plus discret et en retrait.
Et puisqu’il est impossible et inutile d’avoir un tourbillon Spring Drive, reste à savoir si la rivalité fraternelle qui anime Shinshu et Shizukuishi va pousser l’Atelier Ginza à concevoir à son tour une répétition minutes, cette fois-ci purement mécanique !
Qu’est-ce qui ressort de tout ça et quel avenir peut-on imaginer?
Tout d’abord, il est facile de se rendre compte que Grand Seiko essaye de mettre de l’ordre dans son offre et de rendre la marque plus claire pour les nouveaux clients. Le design s’uniformise entre les deux manufactures, l’offre se centre petit à petit sur les deux technologies phares de la marque, le Hi-Beat et le Spring Drive. Il y a eu très peu de nouveaux modèles en 28800bph en 2023, ces calibres étant plutôt utilisés dans les montres pour femmes ou dans les modèles petit diamètre à remontage manuel. Le quartz se fait de plus en plus discret. Bien que la marque soit toujours polarisée entre Shinshu et Shizukuishi, l’offre se simplifie et la marque est plus lisible et abordable pour quelqu’un qui ne lit pas Wadokei pour connaître tous les secrets de GS !
Les gammes se restructurent petit à petit de manière plus ou moins habile. Comme déjà expliqué dans l’article précédent, on sent que les choses évoluent lentement mais sûrement vers un coeur de cible autour des 10 et 15k€ avec les nouveaux 9RA et 9SA dans la gamme Evolution 9, une “entrée de gamme” entre 5 et 9k€ avec les anciens mouvements (d’ailleurs il semblerait que le prix moyen des montres achetées Place Vendôme tourne justement autour des 7k€), un abandon progressif du quartz dont l’image n’est pas vraiment symbole de haute de gamme, et une offre plus étoffée sur la Haute Horlogerie avec les GS du MAS (les références en SBGD et SBGZ), le tourbillon Kodo et les autres chef-d’oeuvre sur lesquels travaille déjà l’équipe d’Atelier Ginza.
Conclusion
Je trouve cette question de rivalité Suwa/Daini ou plutôt Epson/Seiko Instruments très intéressante encore aujourd’hui. Alors que ces deux entreprises distinctes ont deux histoires qui se sont construites en parallèle, elles ont quand même toujours eu des philosophies et des approches très différentes, avec au milieu de tout ça Seiko Watch Corporation qui joue le rôle du chef d’orchestre qui planifie et commercialise les produits sous une seule et même bannière.
Ce qui semble changer la donne, c’est que SWC ait clairement la volonté de rendre la marque plus lisible et compréhensible aux nouveaux clients, et cela nécessite de passer par une uniformisation de l’offre. Mais finalement, bien qu’il y ait eu beaucoup de différences esthétiques et philosophiques entre les montres de ces deux maisons, historiquement nous avons toujours aussi eu des montres chez Suwa et Daini qui se ressemblent beaucoup, avec à chaque fois des subtilités qui leur étaient propres.



SLGH019 Hi Beat à gauche, SLGA021 Spring Drive à droite. Quand Tokyo dit “faites moi une montre bleue”, ils s’exécutent !
À y regarder de plus près, on se rend compte que malgré la volonté d’uniformisation, certaines différences et certaines ressemblances persistent comme depuis toujours, et c’est tant mieux !
Jongler entre la tradition de cette rivalité, les impératifs des modes et lieux de production, et la nécessité de clarifier l’offre ne doit pas être évident et j’ai hâte de voir comment les nouvelles plateformes GS (que ce soit la plateforme de design E9 et les plateformes techniques 9SA et 9RA) vont être utilisées par les équipes de Shiojiri et de Morioka pour continuer à nous proposer des montres aussi captivantes et passionnantes, dans le respect de l’ADN de la marque !
La question qui reste est finalement la suivante: est-ce que ma première Evolution 9 viendra de Shinshu ou de Shizukuishi? Une chose est sûre, il m’en faudra une de chaque…
Evolution 9: Darwinisme horloger
Bien qu’il fut contemporain de Kintaro Hattori et qu’il soit décédé un an après la naissance de Seiko (aucun lien entre les deux événements à priori), je ne crois pas que Darwin fut très calé en horlogerie ni en marketing. Mais je crois cependant qu’il y a un parallèle intéressant à faire entre l’évolution selon Darwin et l'Evolution 9 selon Grand Seiko.
Darwin a dit : “Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s'adaptent le mieux aux changements.” Un point essentiel de la compréhension du phénomène de l’évolution, c’est le fait que l’environnement change et que ces changements ont un impact sur les espèces qui y vivent. Lorsqu’une espèce s’adapte, elle le fait petit à petit et en fonction de l’évolution du milieu. Si elle évolue trop vite ou trop lentement, l’adaptation ne se fait pas de manière optimale. Et là, attention à la sélection naturelle !
Bien qu’il fut contemporain de Kintaro Hattori et qu’il soit décédé un an après la naissance de Seiko (aucun lien entre les deux événements à priori), je ne crois pas que Darwin fut très calé en horlogerie ni en marketing. Mais je crois cependant qu’il y a un parallèle intéressant à faire entre l’évolution selon Darwin et l'Evolution 9 selon Grand Seiko.
Comme je l’ai expliqué dans plusieurs articles et en particulier dans “Les évolutions de Grand Seiko depuis 60 ans”, Grand Seiko a connu plusieurs grandes ères. Très schématiquement, on peut parler de l’ère vintage de 1960 à 1975 puis de la renaissance des GS mécaniques de 1998 à 2017, puis une troisième et nouvelle ère avec l’indépendance de GS et son ouverture à l’internationale, concrétisée en 2020 avec l’arrivée de la collection emblématique de cette évolution : la collection Evolution 9.
De la nécessité d’une évolution
Lors de la renaissance des Grand Seiko mécaniques en 1998, cette nouvelle ère s’est articulée autour d’un design de Nobuhiro Kosugi qu’il nomme lui-même “best basic”, symbolisé par la SBGR001. Ce design a été le fer de lance de la renaissance de Grand Seiko et la majorité des designs qui ont suivi ont été des variations de ce design de base. La SBGR001 est en quelque sorte l’ancêtre commun des Grand Seiko modernes. S’en est suivi différents designs qui s’en éloignaient, soit en réinterprétant des classiques de la marque (évolutions de la First, des 44GS et 62GS) soit avec d’autres designs plus modernes comme les Active Line, certaines plongeuses ou modèles quartz etc. Mais l’identité visuelle de GS à partir de 1998 s’est construite autour de ce “best basic”.
SBGR001 “Best Basic”
L’ouverture de GS à l’international en 2017 et la prise d’indépendance de la marque n’ont pas été que des stratégies marketing. En effet, la marque a clairement voulu marquer son passage dans une nouvelle ère. Mais pourquoi faire ça ?
Pas besoin d’être sociologue pour constater que le monde de 1998 et celui de 2017 ne sont pas les mêmes. Nous avons connu plus d’évolutions ces 50 dernières années que pendant les siècles précédents, et les 20 dernières années ont été marquées par des changements profonds de nos sociétés et de nos modes de vie. Comme pour Darwin, ce sont les changements du milieu qui donnent naissance à l’adaptation. C’est ça l’évolution.
Bezos aussi évolue !
Fort du constat des changements sociétaux et d’une volonté de rester ancré dans son époque, Grand Seiko a fait le choix de marquer une étape nette dans son évolution. Que ce soit en raison de ses designs ou de ses mouvements hérités de la fin des années 90, la marque avait besoin d’évoluer pour continuer à prospérer !
L’évolution de Grand Seiko s’est donc faite de manière planifiée et structurée et s’articule autour de trois axes : une évolution technique (les mouvements), une évolution esthétique (nouveau design), et une évolution stratégique globale. Les trois aspects sont évidemment intimement liés mais essayons de voir ensemble de manière plus détaillée quelles sont ces évolutions.
Évolution technique
Pour rappel, le mouvement 9S des GS est sorti en 1998 et a marqué le retour des GS mécaniques après quelques années placées sous le signe du quartz. Le 9S connaîtra quelques évolutions progressives avec une version manuelle et une version GMT en 2001 et 2002, puis une amélioration de la réserve de marche en 2006. En 2009 c’est le retour du Hi-Beat, qui aura droit à une version GMT en 2014. Mais tous ces mouvements - ainsi que les versions Special et VFA aux réglages chronométriques affinés - ne sont que des évolutions du 9S de 1998.
Le 9S55 de 1998
Quant au Spring Drive, c’est plus ou moins la même histoire. Le 9R sort en 2004 et évoluera en version GMT, chronographe ou manuelle, mais toujours sur la même base de 2004.
Le 9R65 de 2004
Les calibres 9S et 9R sont d’excellents mouvements, mais il y a toujours de la place pour de l’amélioration, surtout pour des mouvements de 20 ans d’âge. Avec la sortie des mouvements 9SA et 9RA, Grand Seiko montre à la fois sa volonté de continuer à s’améliorer, son investissement dans la R&D et le fait qu’ils sont à l’écoute des clients et des évolutions du marché.
Pour plus de détails sur ce que ces mouvements proposent de nouveau, je vous invite à consulter l'article “Grand Seiko pour les nuls : les mouvements”.
L’aspect principal à rappeler ici, c’est que GS ne s’est pas contenté de changer les choses en surface mais a proposé un mouvement intégralement nouveau de fond en combles avec le 9SA qui a demandé 9 ans de développement, l’équipe en charge s’y étant attaqué après la création du Hi Beat en 2009. Il aura fallu 6 ans de recherches à Fujieda, le père du 9SA, pour pouvoir passer au travail de prototypage. Et chose inhabituelle chez Seiko, Fujieda a remis en cause les fondamentaux de l’horlogerie mécanique telle qu’elle est pratiquée chez GS. Cela lui a valu de ne pas se faire que des amis chez les anciens, mais lui a permis d'innover totalement et de proposer un tout nouveau type de mouvement pour la marque, mais il a permis de faire avancer les connaissances horlogères de manière générale.
Avec le Spring Drive 9RA, les équipes du Shinshu Watch Studio ont également réussi le tour de force d’améliorer un mouvement déjà excellent et de proposer la première évolution du Magic Lever depuis sa conception à la fin des années 50 ! Plus fin, plus précis, plus grande réserve de marche et plus robuste. Techniquement ce nouveau Spring Drive est meilleur à tous les niveaux que son prédécesseur. Mais esthétiquement, les équipes de Shiojiri ont également oeuvré à faire évoluer le calibre avec une nouvelle terminaison “givrée” alors qu’on retrouve l’anglage de la masse oscillante et le polissage des noyures déjà présents sur le magnifique Spring Drive manuel 9R31. Le résultat est un look plus subtil et discret mais non moins réussi que le Hi-Beat. Il s’en dégage quelque chose de plus Japonais à mon sens que le 9SA dont l’esthétique rappelle davantage celle des calibres Suisses.
Mais au-delà d’une évolution technique, ces mouvements sont surtout au service de l’évolution esthétique de la marque et de son nouveau design emblématique, grâce à leur finesse accrue.
Évolution esthétique
Tout comme Nobuhiro Kosugi a créé le “best basic” en 1998, Kiyotaka Sakai est le responsable du style Evolution 9, le “new basic” de Grand Seiko. Tout comme le best basic de la SBGR001 a servi de base au développement de la majorité des designs de GS pendant deux décennies, le style Evolution 9 (ou E9 pour les intimes) est une base de design qui sert d’identité visuelle aux GS de cette nouvelle ère.
De la même manière qu’un mouvement de base comme le 9SA5 sert au développement du chronographe 9SC5 ou du mouvement manuel 9SA4, le design Evolution 9 inauguré par les SLGH002 et SLGH003 est amené à être décliné sous différentes formes. On retrouve ainsi déjà différentes variations sport que ce soit pour les GMT SBGE283 et SBGE285, pour les chrono Spring Drive SBGC249 et SBGC251 ou Hi Beat SLGC001, ou encore pour les plongeuses Spring Drive SLGA015 et SLGA023. Il y a quelques semaines, GS a également sorti la version habillée de ce design avec les SLGW002 et SLGW003. Même les tourbillons Kodo reprennent cette nouvelle esthétique E9 !






Il me semble important d’insister sur le fait que ce “new basic” n’est pas juste une nouvelle gamme au sein de l’offre de GS, mais l’incarnation à part entière de l’évolution de la marque et le fer de lance de la nouvelle stratégie.
La gamme avait d’ailleurs été à l’origine baptisée maladroitement Series 9 avant d’être renommée Evolution 9 quelques temps après. Ce nom véhicule bien l’idée que cette gamme incarne l’évolution de Grand Seiko et son passage dans une nouvelle ère. Depuis W&W24, le nom a même été abrégé en E9.
J’en profite pour faire une petite aparté sur le chiffre 9 et son importance pour Seiko. Que ce soit dans les références de mouvements GS qui commencent par 9 ou dans certaines références de montres comme les Credor Eichii II GBLC999, le tourbillon Fugaku GBCC999, la Credor Node phase de lune GCLL999 ou la première Credor Spring Drive GBLG999, on voit que Seiko/Grand Seiko/Credor réserve les chiffres 9 et 999 à des pièces d’exception. C’est parce que le chiffre 9 est d’une part le chiffre le plus élevé, mais il se prononce kyu en Japonais, exactement comme le mot “ultime”. Evolution 9 peut donc être pris dans le sens de l’évolution ultime.
D’un point de vue du storytelling, Grand Seiko a tellement communiqué sur le Grand Seiko Style (que l’on appelait Grammaire du Design) qu’il leur est difficile de créer un nouveau design sans tenter de le raccrocher à l’héritage de Taro Tanaka. Mais plutôt qu’une évolution de la Grammaire du Design de la 44GS, je vois davantage dans le nouveau design E9 une évolution du design “best basic” de Nobuhiro Kosugi. Bien que l’on puisse retrouver une philosophie héritée de Taro Tanaka et des clins d'œil au 62GS ou au boîtier de la SBGH001 Hi Beat de 2006, la filiation entre le Best Basic de 1998 et le New Basic de 2020 me semble la plus évidente et la plus significative. Le tout avec la touche de Sakai-san évidemment, ce qui sera le sujet d’un article à part entière bientôt.
Je ne reviendrai pas sur les avantages de ce nouveau design (finesse, confort, équilibre au poignet etc), la communication de la marque est déjà assez claire sur le sujet. Mais il est intéressant de constater que Grand Seiko reste fidèle à ses valeurs tout en les déclinant pour le marché d’aujourd’hui. Il est évident que ce qu’on entend par “beau” n’est pas la même chose en 1967, en 1998 ou en 2020.
Là où je trouve que le style E9 est vraiment le bienvenu, c’est en particulier pour l’équilibre au poignet et le confort au porter. Pour avoir eu des GS très “top heavy” comme la plongeuse et le chrono Spring Drive (même les 44GS GMT sont plutôt top heavy je trouve), je suis ravi de voir que les designers de GS ont conscience du problème et travaillent à améliorer cet aspect essentiel (je suis d’ailleurs persuadé qu’une des raison du succès de Rolex, c’est le confort impeccable de ses montres).
S’ils mettent enfin à la retraite leurs fermoirs conçus il y a 20 ans et sortent enfin des fermoirs dignes de 2020, on pourra alors peut-être même parler de Revolution 9 !
Je reviendrai bientôt sur l’analyse plus poussée de ce nouveau style E9 dans un prochain article dédié.
Évolution stratégique
Il est difficile de parler de mouvements et de designs sans évoquer la stratégie, tant ces deux premiers aspects illustrent le troisième, mais il y a d’autres points importants à souligner. Au-delà de vouloir rajeunir ses mouvements et designs, GS a développé d’autres axes stratégiques qui me semblent importants de détailler.
On parle en long, en large et en travers du Hi-Beat et du Spring Drive, mais un mouvement brille par son absence : le quartz.
En effet, 2023 signait les 30 ans du mythique calibre à quartz 9F et pourtant la marque n’a pas sorti une seule nouvelle référence équipée du 9F en 2023. Et je ne parle pas simplement de modèles anniversaires ! Alors que les 25 ans du 9F ont été célébrés en fanfare, c’est le silence radio pour les 30 ans, aucune nouveauté à quartz dans les GS pour hommes...
Je pense que cela n’est pas anodin et montre la direction stratégique que prend GS : la gamme E9 se concentre sur deux grandes familles de mouvements exclusifs, le Spring Drive 9RA du Shinshu Watch Studio et le Hi Beat 9SA du Shizukuishi Watch Studio.
Je doute que GS fasse totalement l’impasse sur le quartz, mais ceci semble confirmer qu’ils vont proposer une offre “entrée de gamme” avec ce qu’ils faisaient avant, sans trop de grande révolution, et un nouveau cœur de cible avec cette nouvelle collection à 10K€ et plus. La stratégie de Seiko et Grand Seiko reste la même depuis des années : proposer des produits à “haute valeur ajoutée”, ou pour le dire plus clairement, vendre moins mais avec une marge plus grande.
Là où d’autres marques le font à grands coups de montres serties (c’est la grande tendance de 2024), Grand Seiko le fait avec sa nouvelle gamme E9 et quelques rares produits qu’on pourrait qualifier de “Haute Horlogerie”.
Faut-il pour autant en vouloir à GS et les accuser d’être des gros vilains capitalistes assoiffés d’argent ? Personnellement, je ne pense pas.
Depuis quelques années, cette stratégie de s’axer sur des produits à plus forte rentabilité est adoptée par tout le monde dans l’industrie. Et vas-y que je te fais une énorme plongeuse en or, et vas-y que je te fais un chrono lunaire serti de cailloux, et vas-y que je te fais des montres arc-en-ciel à plusieurs millions… C’est malheureusement le meilleur moyen pour ces entreprises de remplir facilement leur objectif principal : générer des revenus ! Mais au moins chez Grand Seiko, cela ne se fait pas avec une vision mercantile à court terme, cela se fait au travers d’un repositionnement intelligent, nécessaire et cohérent, que ce soit en termes d’évolution de la marque comme expliqué au début de cet article, ou en termes de nécessité financière comme expliqué à l’instant.
L’exemple même de “vendre moins mais plus cher”
Ce qui me semble intéressant dans la nouvelle stratégie de GS, c’est aussi la cohérence dans la démarche. Une cohérence dans l’uniformisation du design et une cohérence dans la R&D avec la sortie simultanée des deux nouveaux calibres Spring Drive et Hi-Beat au service du design. On voit que le grand chamboulement initié en 2017 portait sur bien plus qu’un simple changement de logo sur le cadran, comme j’ai pu moi-même le penser bien naïvement ! Que ce soit l’ascension progressive de Kiyotaka Sakai ou l’arrivée du concepteur de mouvements Takuma Kawauchiya, que ce soit le développement et la planification de ces nouveaux produits, avec toute la R&D qui va derrière, on se rend compte que Grand Seiko a une vision à long terme et ne se contente pas de simplement faire des variations de choses qui existent déjà.
Je dois faire mon mea culpa car j’ai été mauvaise langue et je disais à un moment que GS pouvait créer une sorte de machine à sortir des nouveautés, il suffit de piocher dans la liste des formes de boîtiers, de textures de cadrans et de couleurs de cadrans et hop, on avait une nouvelle GS. Et bien que cette critique ne soit pas totalement infondée malheureusement, force est de constater que le gros du travail de la marque n’est pas de choisir quelle teinte de bleu représente le mieux la couleur du lac Suwa le 28 février entre 8h12 et 8h14 quand le vent vient du nord-est, mais plutôt de bosser d’arrache-pied sur ce que sera GS dans les décennies à venir et de donner une direction et une stratégie à long terme à la marque. Et bien qu’il soit parfois difficile de trouver le bon équilibre entre le fait de contenter les clients historiques et de séduire les nouveaux, je pense que GS arrive à naviguer entre les deux de manière finalement assez habile !
Conclusion
Darwin a montré que l’évolution était un processus nécessaire aux êtres vivants pour s’adapter aux changements de leur environnement. Rares sont les espèces dont les capacités d’adaptation sont tellement larges qu’elles n’ont plus besoin d’évoluer.
Mais qui dit évolution dit mutation génétique. Pour Grand Seiko, est-ce que cela se traduit par un changement de l’ADN de la marque ? Je ne pense pas. Précision, durabilité, confort, lisibilité et beauté sont des piliers de la marque depuis toujours. Les technologies phares de la marque sont mises à l’honneur mieux que jamais. Le design évolue sans pour autant trahir ses racines. Le repositionnement tarifaire et l’ouverture sur le haut de gamme montrent de nouvelles ambitions. À nous de jouer le rôle de la sélection naturelle et de choisir les produits qui nous semblent être les plus adaptés. A nous de montrer à la marque où nous souhaitons qu’elle aille à travers ce que l’on achète ou n’achète pas !
Je reste intimement convaincu qu’au fond, l’ADN de Grand Seiko reste le même, mais la marque l’exprime différemment selon les évolutions de la société. Mais là, je n’arriverai pas à continuer le parallèle pour embrayer sur de l’épigénétique, désolé !
À la place, je vous prépare déjà les prochains articles pour continuer de décortiquer et comprendre la nouvelle stratégie de Grand Seiko. En effet cet article n’est que le premier d’une série qui continuera bientôt avec une revisite de l’article “Suwa vs Daini”. J’y aborderai les différences qui existent encore aujourd’hui entre les GS de Shinshu et celles de Shizukuishi, afin d'illustrer plus concrètement la nouvelle stratégie de Grand Seiko. Au programme, deux exemples : White Birch contre White Birch et un match au sommet de la Haute Horlogerie !
À bientôt pour la suite !
Pérégrinations vers l’Ouest (et pourquoi mon coeur me ramène vers le Japon)
Loin du coeur, loin du poignet. Après avoir pris mes distances avec Grand Seiko pendant un bon moment, la flamme a été ravivée. Laissez-moi vous expliquer ce qui m’a réconcilié avec ma marque de coeur.
Bon, je ne vais pas faire semblant d’avoir lu ce classique de la littérature chinoise dont j'ignorais l'existence il y a encore 3 minutes, mais il s’avère que son titre colle parfaitement avec mon expérience horlogère de ces quelques dernières années.
Le dernier article que j’ai posté ici remonte à Novembre 2021, et si je n’ai rien écrit sur la marque depuis deux ans et demi, c’est parce que la flamme avait fortement vacillé, pour ne pas dire qu’elle s’était éteinte. Beaucoup de choses m’ont poussé à revendre mes GS et à aller m’aventurer du côté Suisse de la Force. J’ai cependant toujours gardé ma première GS, un petit modèle de 37mm automatique en titane (SBGR059) acheté avec beaucoup d’émotions lors d’un voyage au Japon il y a déjà 7 ans. J’ai également continué à payer l’hébergement de ce site, en espérant au fond de moi que la flamme se ravive un jour. Et ce jour est enfin arrivé ! Que s’est-il passé me demanderez-vous? Et bien à ma grande surprise, je dois ce retour de flamme à Watches&Wonders 2024 !
Mais avant ça, permettez moi de revenir en arrière et de vous expliquer les raisons qui m’ont fait m’éloigner de la marque au lion (non non, je ne parle pas de Peugeot mais bien de Grand Seiko, faites un effort !)
Les motifs de la rupture
Je pense que lorsqu’on aime une marque, il faut savoir être critique, voire même dur avec. Je vais donc être très clair sur ce qui m’a poussé à m’éloigner de la marque, non pas par plaisir de critiquer mais parce que c’est une marque que j’aime tout particulièrement et j’espère que ma passion pour elle se ressentira entre mes lignes.
Après une dizaine d’années d’une passion dévorante pour Seiko et Grand Seiko, je me suis retrouvé pris entre deux sentiments: le premier était l’impression d’en avoir fait le tour, le second était l’impression de ne plus reconnaître la marque qui m’avait tant fait rêver.
Faire le tour de Seiko n’est pas une mince affaire. J’ai eu la chance d’avoir, au cours des années, des montres qui représentent bien l’univers riche de Seiko, que l’on parle de montres vintages ou modernes, de la montre de kamikazes à la Credor phase de lune, de la Seiko Sportsmatic 5 au chronographe Spring Drive, du vieux boitier rhodié décrépi à la Grand Seiko en or rose en passant pas une tripotée de plongeuses, j’ai eu la chance et le plaisir d’expérimenter de nombreuses facettes de Seiko et de Grand Seiko. J’ai étudié dans les détails l’histoire fascinante de cette marque que j’ai partagé ici, lors de conférences en boutique, de webinaires, j’ai participé à la rédaction d’un livre, j’ai écrit des articles dans des sites horlogers ou encore fait un épisode de podcast dédié à l’horlogerie japonaise. J’ai appris et partagé plus que ce que j’aurais imaginé.
Bon ok, c’est cool, le partage la passion blablabla. Soit. Mais quand on a fait le tour de quelque chose (si tant est que ce soit vraiment le cas ici), on a envie d’aller voir ce qu’il se passe ailleurs, non?
L’autre chose qu’il s’est passé, et je l’évoquais déjà à demi-mot dans d’autres articles ici, c’est que la nouvelle stratégie de GS, ou du moins les changements opérés progressivement depuis 2017, ne m’ont pas vraiment plu.
Que ce soit au niveau esthétique avec le logo GS à 12h, que ce soit en terme de stratégie avec l’augmentation des prix, que ce soit en terme de philosophie avec l’éloignement des codes habituels de GS, que ce soit le marketing rébarbatif sur les supposées inspirations de la nature, c’était l’overdose. Le point de non-retour? Le 9SA5: GS sort un nouveau calibre unique en son genre avec un tout nouveau type d’échappement qui répond en fait exactement aux mêmes normes chronométriques qu’avant (quel intérêt?). Et le pire, c’est que de nombreux clients se plaignent de soucis de précision alors que les retours SAV se multiplient. Et je vous rappelle que la quête de la précision est censée être au cœur de l’essence de GS…
C’en est assez.
J’ai donc fait comme beaucoup d’autres anciens amateurs de la marque: je m’en suis détourné. Juste au moment où je croyais connaître et comprendre GS, la marque prend un virage qui s’éloigne de ce qu’elle me semblait être et me laisse sur le bord de la route. Le groupe underground qui jouait dans mon bar préféré remplit maintenant des stades et je trouve qu’ils ont trop changé. Le fameux “c’était mieux avant”.
J’écris ton nom, liberté
C’est donc tel un jeune divorcé qui s’inscrit sur Tinder que j’ai eu le plaisir de découvrir de nouveaux horizons ! J’ai même fait l’inverse de ce que font habituellement les amateurs d’horlogerie: on rêve d’abord d’horlogerie Suisse puis quand on en a fait le tour, c’est l’exotisme du Japon qui nous tend les bras. Que nenni, je suis parti à la découverte des Helvètes au détriment des Nippones. Quel drame, j’étais devenu mainstream…
Moi qui n’avais connu que GS, j’ai pu essayer, convoiter et même parfois acheter ces marques qui n’effleuraient même pas ma curiosité par le passé. Rolex? Trop cliché, je suis un amateur d’horlogerie moi Môsieur, pas un m’as-tu-vu. Tudor? Pfff c’est pour ceux qui n’ont pas les sous de s’acheter une Rolex. Omega? James Bond, la lune, blablabla ça va on a compris. Zenith? C’était une salle de concert là où j’ai grandi ça. Et bien ça, c’était avant.
Envolés les préjugés, je ne suis plus un GS boy snob qui ne jure que par le zaratsu et le Spring Drive. Finis les sushi et les ramen, à moi les röstis et la fondue ! Vous dites zaratsu, je réponds Cape Cod, vous dites Spring Drive, je réponds COSC, vous dites Taro Tanaka, je réponds Gérald Genta. Ca y est, je me suis libéré de mes chaînes d’otaku monomaniaque et monomarque, je montre mon ouverture d’esprit en envisageant des Panerai et des Hublot, je refuse d’être présenté comme un spécialiste de Seiko et prône le plaisir horloger avant l’intellectualisation de la passion. Pire encore, ultime affront, je pars au Japon et ramène comme souvenir horloger…une Omega ! Les amis qui me suivent sur insta sur mon compte @seikotaku me renomment même Rolotaku ou Omegataku.
Bon ok ok, je dramatise un peu et je grossis le trait. Mais les faits sont là. GS ne me captive plus autant qu’avant, les sorties ne m’émeuvent que rarement et j’ai plus de choses négatives que positives à dire sur le sujet, donc je me tais. A la place, je découvre d’un nouvel œil les marques Suisses que je connaissais de loin, je rencontre des gens qui travaillent dans cette industrie, je visite quelques manufactures, bref, c’est un petit bol d’air frais et de nouveauté.
Je découvre le plaisir d’apprécier une montre juste pour son look, sans essayer de lui trouver une cohérence avec l’ADN de sa marque, je ne réfléchis plus en termes de stratégie de marque ou de légitimité, adieu la fidélité horlogère, je goûte au libertinage tocantesque !
Mais alors pourquoi ce remake du fils prodigue?
J’ai le souvenir d’un copain quand j’étais étudiant qui disait “retourner avec son ex, c’est comme ravaler son vomi”. Classe et poétique. Mais pourquoi donc après ma rupture avec GS et mes batifolages helvétiques est-ce que je me retrouve à revenir tout penaud brosser Grand Seiko dans le sens du zaratsu? Qu’est-ce que le lion de Ginza a bien pu faire pour refaire battre mon cœur?
Et bien… Rien ! En un mot, c’est le fait de mieux comprendre comment fonctionnent les grandes marques Suisses qui m’a poussé à revenir aux bercails, comme un pauvre type retourne vers sa femme quand il se rend compte que les autres ne sont pas aussi spéciales qu’elle.
Dans les différentes choses dont je me suis rendu compte, j’ai enfin réalisé et compris par moi-même quelque chose que je savais déjà depuis longtemps en théorie: le travail humain derrière chaque montre Grand Seiko est monumental !
Beaucoup de personnes essayent de comparer GS à Rolex, et bien qu’il y ait une certaine logique derrière ça (les deux marques ont plus ou moins la même vision, juste des manières très différentes d’y parvenir), la comparaison ne tient pas longtemps. Là où Rolex est un mastodonte industriel, GS est une petite maison horlogère qui fait les choses à l’échelle humaine, avec une production annuelle à 5 chiffres, quand la couronne dépasse le million de montres produites par an. Certes les deux veulent créer la montre parfaite de tous les jours, belle, précise et robuste, mais là où Rolex a massivement investi dans des moyens industriels à grande échelle, Grand Seiko garde son humanité (non pas que ce soit un reproche envers Roro).
Bien que j’adore mes deux Rolex, je ne peux pas rester insensible à une marque qui continue à préférer la touche humaine à l’efficacité d’un robot. Je veux dire, même le sticker bleu de fond de boîte des GS est parfaitement centré et collé à la main par un type dont c’est le boulot ! Alors ok, ça ne sert à rien, je suis d’accord… Mais c’est quand même incroyable, non ?!?!
Short Youtube de Derek Mon “Grand Seiko’s BIGGEST Secret”
Chaque aiguille, chaque boîtier, chaque cadran, chaque mouvement, tout dans les montres GS nécessite l’attention d’un gentil petit être humain qui dédie ses journées à s’assurer que ces petits objets futiles soient faits de manière irréprochable. Je ne vais pas vous remettre ici la vidéo du type qui passe ses journées à loucher sur des aiguilles qu’il fait bleuir deux à deux, j’en ai déjà assez parlé ici (https://wadokei.me/blog/grand-seiko-pour-les-nuls-le-design-partie-2).
Grand Seiko a cette particularité très japonaise de ne pas faire les choses au plus simple ou au plus économique, mais de faire les choses au mieux, même si parfois ça ne change strictement rien. Les pinions du Spring Drive sont polis avec du bois (à l’aide d’une machine) pour assurer une meilleure transmission d’énergie et parce que le bois c’est mieux, les aiguilles sont brossées à la main pour un meilleur rendu et parce qu’à la main c’est mieux, et comme vous le savez maintenant, les stickers de fond de boîte sont collés à la main parce que…pourquoi pas ! Je reprendrai les mots de l’horlogère en charge d’assembler le chrono Spring Drive “pour qu’un mouvement soit beau, il faut que les gestes que nous faisons pour l’assembler soient beaux”. Ce n’est pas tant le résultat qui compte que la manière - ou plutôt l’art et la manière - d’y parvenir.
L’autre chose que je savais mais que j’ai réalisée “pour de vrai”, c’est que Grand Seiko propose quand même de la belle horlogerie et de la vraie horlogerie.
Aujourd’hui, le travail horloger de la plupart des grandes marques suisses se fait de manière séquentielle, c’est-à-dire qu’il y a des chaînes de montage sur lesquelles des opérateurs font la même tâche toute la journée, généralement visser la même vis ou placer le même pont. Il faut malheureusement mettre beaucoup de sous dans une montre Suisse pour qu’elle ait été touchée par un horloger, et ce parfois même quand on met 10 ou 15 000€ dedans !
Et chez Grand Seiko me direz-vous?
Déjà pour être horloger Grand Seiko, il faut être un horloger Seiko. Et ce n’est qu’après de nombreuses années et après avoir obtenu les certifications nécessaires qu’un horloger Seiko peut éventuellement passer chez Grand Seiko.
Il y a quelques jours, j’ai eu le plaisir de retrouver sur le stand Grand Seiko de Watches&Wonders 2024 mon ami Joe Kirk, National Training Manager - et bien plus ! - chez GS of America. Nous avons pu discuter tranquillement à l’écart alors qu’il me montrait les nouveautés, et au détour de la conversation, il m’a raconté l’histoire d’un horloger Seiko avec 20 ans d’expérience qui stressait énormément à l’idée de passer sa certification Grand Seiko. Cette tâche n’est pas confiée à n’importe qui. Les horlogers qui assemblent les mouvements de nos belles GS sont d’ailleurs toujours formés en interne dès leurs tout débuts pour s’assurer qu’ils répondent bien aux exigences de la marque. Il faut dire qu’au Japon, il est habituel de faire toute sa carrière au sein d’une seule et même entreprise, ce qui diffère quand même clairement des horlogers Suisses qui vont généralement de manufactures en manufactures en fonction des envies, des plans sociaux, du remplissage des carnets de commande etc. D’ailleurs certaines grandes entreprises Japonaises ont même des agences matrimoniales en interne, chargées de faire se rencontrer leurs employés célibataires. D’autres ont également des concessions dans des cimetières pour que les employés de l’entreprise soient enterrés ensembles. C’est dire si l’appartenance et la fidélité à l’entreprise est forte au Japon !
Mais revenons-en aux tocantes.
Les mouvements GS sont assemblés à la main par des horlogers hautement qualifiés, que l’on parle de quartz, de Spring Drive ou de mouvements mécaniques. Ca va même plus loin: pour le Spring Drive, les nouveaux horlogers sont sous la tutelle d’anciens, ils travaillent en équipe plutôt que de faire de l’assemblage séquentiel. Mais avant de mériter la tutelle d’un horloger expérimenté, ils doivent participer aux concours nationaux de réparations horlogères dans les National Skills Competitions.
Au Shizukuishi Watch Studio (où sont assemblées les GS mécaniques), il existe quelque chose de comparable. Leurs meilleurs artisans reçoivent le titre de Meister selon leur spécialité (habillage, assemblage, traitement du métal etc). Lorsqu’un artisan reçoit le premier grade de Meister Bronze, il choisit un apprenti à qui il transmettra son savoir-faire. Le grade de Meister n’est accordé que pour deux ans et doit être renouvelé avec l’accord des Meister supérieurs, des supérieurs hiérarchiques etc. Le grade de Meister Silver est donné aux artisans engagés à l’échelle de l’industrie horlogère en participant à des activités qui dépassent le simple niveau de la marque. Et enfin le grade Meister Gold est donné aux artisans dont le pays à reconnu l’excellence et le savoir-faire, en particulier avec le Yellow Ribbon Medal, qu’on pourrait considérer comme l’équivalent du Meilleur Ouvrier de France. Un Meister a généralement environ 20 ans de plus que son apprenti, on est vraiment sur une transmission intergénérationnelle. Ce système est en place depuis approximativement 2004 et toujours d’actualité 20 ans plus tard.
Extrait de la video YouTube Grand Seiko Studio Shizukuishi Full Tour cf sources en fin d’article
Je râlais un peu plus haut au sujet du calibre 9SA5. Après tout, pourquoi s’emmerder à développer un nouveau calibre avec une nouvelle architecture, de nouvelles décorations, un nouvel échappement et même un nouveau spiral si c’est pour garder la même précision que ce bon vieux 9S des familles? Est-ce que ce nouveau mouvement propose vraiment des avantages ou est-ce que c’est un simple prétexte à l’augmentation de prix et au repositionnement de la gamme? Chacun verra midi à sa porte, et il est vrai que ce nouveau calibre permet de positionner ces nouveaux modèles sur une gamme de prix plus élevée. Peut-être. Mais ce nouveau calibre reste tout de même de la belle horlogerie avec ce nouvel échappement Dual Impulse et cette nouvelle géométrie de spiral, avec de la vraie R&D derrière, tout en continuant à faire les choses à leur façon (une des caractéristiques propres à Seiko et GS à mon sens), et pas juste comme les autres. D’ailleurs je suis tombé il y a peu sur un brevet de Seiko déposé en 2011 pour un échappement à détente, ce qui montre que Seiko et GS n’ont jamais vraiment cessé la R&D sur les échappements et qu’ils restent actifs dans la recherche théorique. Et c’est ce travail de recherche et développement qui leurs ont permis d’acquérir le savoir-faire et les connaissances pour développer des choses aussi uniques et spécifiques que le tourbillon à force constante ou l’échappement Dual Impulse.
D’après les horlogers du studio, ce nouveau calibre est également mieux conçu pour eux et donc plus facile à assembler, ce qui montre l’attention qui a été portée à son développement. Enfin, il montre également que GS prend en compte les retours des clients et autres amateurs d’horlogerie en ayant créé un mouvement plus esthétique et plus fin, mais tout en restant aussi robuste fiable et précis. Et tant qu’on parle de l’investissement humain dans ces montres, les horlogers de Shizukuishi continuent de faire le réglage et l’équilibrage du balancier spiral à la main, en travaillant à l’ancienne sur le spiral et sur le balancier.
Quel rapport avec Watches&Wonders alors?
Un peu plus haut je disais que ce qui m’a ramené vers Grand Seiko, c’est Watches&Wonders 2024. Comme je le disais, j’ai eu la chance de pouvoir essayer les nouveautés et surtout de pouvoir discuter avec Joe Kirk qui est sans l’ombre d’un doute la personne la plus pointue et passionnée par les GS modernes, il connait la marque sur le bout des doigts (ça fait 20 ans qu’il a commencé à vendre du Spring Drive) et a un vrai don pour partager ses connaissances et sa passion. Notre discussion m’a déjà rassuré sur ce que fait GS dans les coulisses, ce qu’il font en terme de formation et de préparations pour l’avenir, comment ils se sont occupé des problèmes du 9SA5, ce qui m’a permis de voir que malgré certaines choses discutables à mon sens, il y a une vraie vision et une vraie cohérence dans leurs démarches depuis 2017 et la séparation officielle entre Seiko et GS (GS au Japon est maintenant totalement séparé de Seiko, plus personne n’a de double casquette, ce qui était encore le cas il y a peu).
THE Joe Kirk
Je pense aussi que le contraste entre cette année ennuyeuse du côté des Suisses et l’évolution progressive de GS qui suit son petit bonhomme de chemin m’a montré que finalement, ils ne font pas les choses si mal que ça !
Mais cette édition de W&W m’a également permis de constater que Grand Seiko, malgré les changements évidents de ces dernières années, continue sa route et reste fidèle à ses grands principes. Alors oui, le médaillon doré sur les boucles déployantes n’est plus que pour les modèles en titane, oui on retrouve des aiguilles brossées sur des cadrans clairs, oui on a des GS manuelles avec des cadrans laqués, oui on a des GS bardées de diamants, oui on a un tourbillon (et si j’en crois les brevets déposés, ça ne va pas s’arrêter là…), oui les GS d’aujourd’hui sont différentes de celles d’il y a 10, 20, 50 ou 60, mais c’est normal, non?
Au final, qu’est-ce que j’ai appris de ces années d’errance et qu’est-ce que j’en retire?
La chose essentielle que je retiens, c’est qu’il faut accepter qu’une marque qu’on aime évolue. Ce désamour que j’ai pu ressentir pour la marque, je suis sûr que d’autres l’ont vécu à d’autres ères de celle-ci, lors d’autres virages et d’autres évolutions. Les choses ne sont jamais figées et il faut concéder qu’une marque horlogère, pour pouvoir continuer d’exister en restant dans son temps et en attirant de nouveaux clients, est obligée d’avancer, de changer et d’évoluer. Le tout est de le faire intelligemment. Et bien que tout ne soit évidemment pas parfait dans ce que fait GS, je suis content de voir que la marque continue à miser sur l’aspect humain, sur la belle horlogerie, sur la formation et la transmission du savoir. Je suis maintenant convaincu qu’ils avancent dans la bonne direction, même si ce n’est pas celle que j’aurais imaginée.
Si Grand Seiko nous invite à réfléchir à la nature du temps (Nature of Time), la culture Japonaise a en son cœur la notion de l'impermanence des choses. Il est donc tout naturel de constater que chez Grand Seiko aussi, rien n’est permanent, rien n’est fixé, rien n’est figé, et la nature même de la marque évolue au fil des saisons et des années.
Disclaimer: attention, mon but n’est pas de déterminer ici qui est le meilleur, qui est le plus fort, qui a la plus grosse (maîtrise horlogère, évidemment), de dire que GS est mieux que le reste. Je suis très heureux de m’être plus intéressé aux montres Suisses, je suis très heureux d’avoir maintenant des Rolex et des Omega, je ne crache absolument pas dessus, ce sont des montres fantastiques. Mon but est simplement de raconter pourquoi je me suis éloigné de GS et pourquoi j’ai plaisir à redécouvrir et mieux apprécier ma marque de coeur maintenant que j’ai appris à mieux connaître et expérimenter avec les montres Suisses. Toutes les marques ont leurs forces et leurs faiblesses et il n’y a pas de compétition, chacun est libre de préférer telle ou telle marque selon les critères qui lui sont propres.
Sources:
Le Japon, le temps suspendu et l'impermanence des choses
Le mujô est un concept structurant de la culture et de la philosophie Japonaise. Hérité du bouddhisme, le mujô se définit comme l’impermanence de toute chose, le fait que rien ne soit fixé, que rien ne dure et que seul compte l’instant. Cette appréciation du caractère éphémère des choses explique la façon qu'ont les japonais de s’émerveiller des changements de la nature au fil des saisons, des fleurs de cerisiers dont les pétales s’envolent à peine l’éclosion passée ou des feuilles rouges des érables qui marquent la fin de l’automne.
Les deux kanji qui forment le mot mujô
Le mujô est un concept structurant de la culture et de la philosophie Japonaise. Hérité du bouddhisme, le mujô se définit comme l’impermanence de toute chose, le fait que rien ne soit fixé, que rien ne dure et que seul compte l’instant. Il n’en découle pas pour autant une vision nostalgique, tout au plus quelque chose de mélancolique qui n’est pas sans rappeler le wabi sabi.
Ce concept est d’autant plus ancré dans la culture Japonaise que ce pays a subi de nombreuses catastrophes et est souvent sujet aux catastrophes naturelles. La résilience des Japonais vient également de cette conscience que tout peut disparaître à tout moment, que la vie, les objets, les fleurs, tout ce qui nous entoure et ce que nous sommes n’existe que le temps d’un instant et peut disparaître l’instant suivant pour renaître ensuite.
Cette appréciation du caractère éphémère des choses explique la façon qu'ont les japonais de s’émerveiller des changements de la nature au fil des saisons, des fleurs de cerisiers dont les pétales s’envolent à peine l’éclosion passée ou des feuilles rouges des érables qui marquent la fin de l’automne. L’observation de la nature ne peut que nous ramener à ce caractère impermanent des choses. C’est ce qui explique que la beauté telle qu’elle est conçue au Japon est, par nature, la beauté des choses passagères et imparfaites.
On retrouve donc cette sensibilité au caractère impermanent des choses dans l’appréciation du temps qui passe, des changements des saisons, mais aussi dans la cuisine traditionnelle kaiseki, qui évoque elle aussi le passage du temps à travers le choix des ingrédients et de la vaisselle, dans l’observation des fleurs et des différentes périodes de floraison, dans la poésie et les haiku, dans les arts, dans la méditation ou dans la cérémonie du thé.
Je ne peux que vous conseiller ce superbe film “Dans un jardin qu’on dirait éternel” dont voici la bande-annonce
Là où notre vision d’occidentaux nous pousse à voir le temps de manière linéaire, avec un passé et un futur, le mujô nous pousse à nous focaliser sur l’instant, tout en sachant que la vie n’est qu’un éternel recommencement. Le passé et le futur n’ont pas autant d’importance que l’imperturbable renaissance, ce recommencement qui rythme nos vies comme le changement des saisons ou les cerisiers qui fleurissent à nouveau à la même période chaque année.
Puis au milieu de ces choses éphémères et impermanentes se dresse le Mont Fuji, ce monument naturel immuable et qui semble éternel. C’est ce contraste qui explique en partie l’attachement tout particulier qu’ont les Japonais avec ce chef d’œuvre de la nature.
Les choses étant impermanentes, selon la philosophie bouddhiste le malheur viendrait de notre attachement aux objets et aux choses de ce monde qui sont voués à la destruction. Nous autres amateurs et collectionneurs de montres devrions y penser de temps à autre…
On voit que les Japonais entretiennent un rapport au temps, à la nature et aux objets bien différent du nôtre. Là où nous visons la perfection, l’équilibre, l’éternité, les Japonais s’émeuvent devant les choses imparfaites, éphémères, impermanentes.
Je trouve qu’il est assez curieux que de cette culture où le temps semble si souvent suspendu, où l’on prône le caractère éphémère et imparfait des choses, soit né Grand Seiko dont la quête constante de la perfection est la pierre angulaire et où la précision la plus absolue dans le décompte du temps est une valeur centrale.
Depuis quelques années, Grand Seiko a adopté comme mot d’ordre « la nature du temps ». On pourrait y voir un simple slogan marketing, une communication habile qui surfe sur une certaine poésie empreinte de mystère et qui colle bien avec la fameuse trotteuse glissante du Spring Drive. Mais je pense que c’est beaucoup plus que ça.
La nature du temps nous ramène aux racines de la culture Japonaise, au bouddhisme, aux moines et autres ascètes montagnards, à une philosophie radicalement différente de la nôtre et pourtant elle a quelque chose qui semble si universel. Il n’y a pas besoin d’être japonais pour s’émouvoir devant le brise printanière qui emporte les pétales du cerisier.
Bien que le mujô nous incite à ne pas se focaliser sur le passé ou le futur mais simplement sur le flot du temps, bien que l’impermanence des choses devrait nous pousser à nous détacher des objets et des biens matériels, la magie que je vois dans les Grand Seiko réside dans leur capacité à nous transporter vers un autre monde, une autre culture, à nous faire voyager et même nous faire philosopher ! Qui l’eut cru…
Celèbre estampe “Le temps Zojoji sous la neige” d’Hasui Kawase
La vraie histoire de la Tuna
La Tuna est une montre assez unique dans le paysage horloger de Seiko: elle est soit adulée soit détestée. Si vous êtes dans le premier camp, cet article devrait vous plaire. Si vous êtes dans le second, j’espère vous faire passer dans le premier avec cet article !
Couverture d’un mensuel Japonais dédié à la plongée sous-marine.
En 1965, Seiko sort sa première vraie plongeuse, la mythique 62MAS. Seulement 10 ans plus tard sort la Tuna, autre montre mythique de l’histoire de la marque mais également une des meilleures, si ce n’est LA meilleure plongeuse au monde. Il n’aura fallu que 10 petites années pour passer d’une première tentative élémentaire, un balbutiement, à une prouesse de technicité où la fonction détermine la forme. 10 ans pour créer la plongeuse ultime.
Pour Seiko, la Tuna n’est pas simplement une plongeuse professionnelle, mais l’aboutissement d’une quête débutée au début des années 60: la quête de l’étanchéité.
Le but de cet article est double. Il est évidemment de vous raconter la naissance et l’histoire de la Tuna, mais également de replacer cette histoire dans un contexte plus large qui est celui de la quête de l’étanchéité par Seiko afin de mieux se rendre compte du chemin parcouru en une quinzaine d’années. Cette recherche s’inscrit de manière plus large dans cette ambition qui a été le moteur de Seiko dans cette décennie fabuleuse et qui tient en quelques mots, ceux de Shoji Hattori: rattraper et dépasser la Suisse !
Je vous propose donc de voir comment Seiko a évolué sur l’étanchéité des montres entre ses premiers modèles “waterproof” au début des années 60, puis de vous attarder sur la création et le développement de la Tuna avant de répondre à cette question: peut-on dire qu’avec ses plongeuses, Seiko a rattrapé et dépassé la Suisse?
Les premières montres étanches
Au début des années 60, Seiko sort timidement certains modèles étanches. En effet, le Japon est un pays très humide, la culture des bains publics y est toujours très ancrée et les activités aquatiques commencent petit à petit à se populariser. L’étanchéité est donc un gage de qualité pour des montres faites pour durer dans le temps. Mais jusqu’à présente, l’étanchéité fait réellement défaut aux productions de la marque.
Au début des années 60, Seiko commence à produire des montres comme la Dolphin dont le fond de boîte précise qu’elle est “water protected”, sans autre forme d’explication, puis des montres étanches à 30m estampillées Seahorse. Viennent ensuite les Silverwave, d’abord Seikomatic étanches à 50m puis Sportsmatic étanches à 30. Certains les considèrent d’ailleurs comme les premières plongeuses de la marque, malgré une étanchéité annoncée assez faible et peu de caractéristiques en commun avec ce qu’on attend d’une plongeuse de nos jours.







On voit donc que l’étanchéité est améliorée par rapport à ce qui se faisait avant, mais elle reste vraiment très basique avec seulement quelques dizaines de mètres. Le problème est en fait assez simple et vient de l’unité de mesure utilisée.
Comme cela a été expliqué dans un article précédent, Seiko utilisait alors la ligne comme unité de mesure au lieu du millimètre, une vieille unité française qui remonte au Moyen-Age ! La ligne étant moins précise que le millimètre, cela aboutissait à des tolérances très larges dans la fabrication des pièces et dans leur ajustement, rendant une réelle étanchéité quasi impossible.
Taro Tanaka décida d’imposer le millimètre comme unité de mesure, que ce soit aux designers comme aux sous-traitants qui fabriquaient les boitiers et les cadrans, ce qui permis l’arrivée chez Seiko des premières montres réellement étanches, parmi lesquelles on peut compter les fameuses Sportsmatic 5 par exemple.
Entre Novembre 1965 et Mars 1966, Seiko lance une campagne de communication axée sur les montres étanches en exposant leurs montres immergées dans des aquariums. Cette campagne aura un fort impact sur la vision qu’ont les gens de ces produits puisque jusqu’alors, les montres étaient vues comme des produits fragiles et sensibles à l’humidité.
Une 62MAS en vitrine
Source: The Birth of Seiko Professional Diver’s Watch par Ryugo Sadao
Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à ce moment-là, Taro Tanaka dû mettre au point des outils pour les boutiques afin de tester l’étanchéité des montres, mais également pour les ouvrir et fermer sans soucis. En effet, à cette époque les marques étaient uniquement des manufactures et le service après-vente était assuré par les distributeurs, la marque ayant simplement pour rôle de fournir le matériel adéquat et les pièces aux boutiques qui distribuaient leurs montres. Donc pour vendre des montres étanches, il fallait que les boutiques aient l’équipement nécessaire et c’est à Taro Tanaka que fut donnée cette tache.
Source: The Horological International Correspondance n°442
C’est donc en 1965 que Seiko sort sa première vraie plongeuse, la fameuse 62MAS. Bien qu’aujourd’hui elle a acquis le statut de légende, ça n’est pas une montre particulièrement appréciée par son créateur Taro Tanaka. En effet, il raconte dans le livre de Ryugo Sadao « The birth of Seiko professional diver’s watch » que cette montre a été conçue en vitesse ‘sur un coin de table’, en seulement un mois. Les équipes de Seiko voulaient une vraie plongeuse pour les JO de Tokyo en Octobre 1964 mais la 62MAS ne fut malheureusement pas prête à temps pour cet évènement. Son design relativement simple était très inspiré des skin divers que l’on retrouvait alors en Suisse, le bracelet était fait par Tropic et l’étanchéité à 150m était une vraie amélioration sans être exceptionnelle. Malgré tout, cette montre équipa de nombreux explorateurs et scientifiques, entre autres pour des missions en antarctique. Comme quoi même en faisant les choses à la va-vite, Taro Tanaka arrive à pondre des petites merveilles !
Peu de temps après, Seiko sort une nouvelle plongeuse, la 6215-7000. Cette fois-ci, on sent bien que Taro Tanaka a planché sur cette montre et lui a donné sa propre signature, qui deviendra d’ailleurs un classique du design des plongeuses pour Seiko. Bien que le calibre soit proche de la 62MAS, le reste de la montre est un très gros cran au-dessus: boitier monobloc, verre hardlex, étanchéité à 300m, bracelet maison, lunette unidirectionnelle avec clic etc.
Source: Fratello Watches
Cette référence mythique ne fera finalement pas long feu. Bien que le calibre 62 soit un excellent mouvement automatique (qu’on retrouvera même dans les 62GS, signe d’une grande qualité), il est rapidement éclipsé par le calibre 61, un autre mouvement automatique mais cette fois-ci Hi Beat (36,000 alternances par heure). C’est donc la 6159-7000 qui remplace la 6215 en 1968. Malgré un design très proche de celui de la 6215, la 6159 évolue encore légèrement pour devenir LA plongeuse ultime de Seiko et celle qui aurait pu faire la fierté de son créateur Taro Tanaka.
6159-7001 à gauche, 6215-7000 à droite
Source: Fratello Watches
Une montre inutilisable
Quelle ne fut pas la surprise quand en 1968, la direction de Seiko reçoit une lettre de plainte d’un client mécontent de sa 6159, la qualifiant de montre inutilisable ! Taro Tanaka, piqué dans sa fierté, lit la lettre en question et apprend qu’elle a été rédigée par un plongeur professionnel dont la montre a explosé lors de la décompression de son caisson hyperbare. Ne comprenant pas très bien les enjeux et le problème, Taro Tanaka propose à l’homme en question,, Hiroshi Oshima, de venir le rencontrer au siège de l’entreprise à Tokyo et de lui expliquer en détail les soucis rencontrés. Ce dernier accepte et son entretient avec le designer aura un impact énorme.
En effet, le plongeur explique à Tanaka qu’il fait de la plongée en saturation, mais ce dernier ne sait pas ce dont il s’agit. Il lui explique donc.
Afin de pouvoir plonger à de grandes profondeurs et d’y rester longtemps, il existe un système de caisson dans lequel deux plongeurs s’enferment pour descendre très profond, dans ce cas précis à 350m sous la surface. Mais à cette profondeur, la pression de l’eau est immense et les temps de décompression pour remonter sont interminables (plusieurs jours voire semaines). La cabine est donc pressurisée avec un mélange d’hélium afin que les corps des plongeurs s’habituent à une pression identique que celle qu’exerce l’eau par 350m de profondeur. Ils peuvent donc ainsi librement sortir faire leurs travaux sous-marins (soudure et autres travaux lourds) puis retourner dans le caisson sans soucis. Après plusieurs jours voire semaines de travail, le caisson remonte lentement vers la surface afin de respecter les paliers de décompression. Et c’est justement là que le soucis est arrivé…



Lors de la remonté, la montre a tout simplement explosé, d’où la plainte du plongeur qualifiant cet outil de montre inutilisable !
Le problème venait de l’hélium. Lorsque la cabine est pressurisée, l’hélium se faufile partout, y compris dans la montre. Mais quand la cabine remonte et se dépressurise, l’hélium n’arrive plus à sortir suffisamment vite, la pression augmente dans la montre jusqu’à ce que le verre vole et que toutes les pièces de la montre soient satellisées !
Taro Tanaka n’ayant pas connaissance de ce monde si particulier, il demande au plongeur s’il accepterait de l’amener sur son lieu de travail et de lui montrer la réalité du terrain afin de créer un produit qui répond réellement aux besoins des plongeurs professionnels.
À la rencontre des pro
Taro Tanaka se rend au port de Kure, le plus grand port et chantier naval du Japon (connu pour être le lieu de fabrication du cuirassé le Yamato lors de la Seconde Guerre Mondiale) et embarque sur un petit bateau à moteur pour se rendre au large. Alors qu’il ne savait pas vraiment vers quoi il se dirigeait - surement un gros bateau pensait-il - il n’en cru pas ses yeux quand il vit se détacher à l’horizon la silhouette d’une plateforme pétrolière monumentale.
Source: The Horological International Correspondance n°442
Il passa plusieurs jours là bas en présence de Tatsuro Akabane, un autre designer responsable de la conception du boitier. Là ils ont pu se rendre compte de la réalité du travail de ces hommes, des contraintes auxquels ils étaient exposés et surtout des besoins auxquels leurs montres, outils alors indispensables, devaient répondre.



C’est comme ça qu’ils se sont par exemple rendu compte que les caissons de plongée étaient très petits, au point de ne pas pouvoir s’y tenir debout ou même y marcher, mais que deux personnes devaient y tenir pendant plusieurs jours ou semaines. Ils ont également découvert le travail qui était confié à ces hommes, les outils qu’ils utilisaient, leur équipement, les combinaisons étanches sous lesquelles les plongeurs gardaient un pull pour supporter le froid des profondeurs, mais aussi les attentes qu’ils avaient pour leurs montres.
Voici la liste des problèmes et observations relevés par Taro Tanaka suite à ces observations et aux entretient avec les plongeurs:
Au sujet du mouvement
En raison des travaux de soudure, la montre doit résister au magnétisme
Il est vital de savoir à tout moment si la montre fonctionne ou non
Les plongeurs portent leur montre même sur la terre ferme afin de s’assurer de leur bon fonctionnement
Au sujet de la lisibilité
Les plongeurs vérifient le temps qui s’est écoulé très fréquemment au cours des plongées
Compte tenu de l’obscurité des grands fonds, il est indispensable de pouvoir lire l’heure même dans le noir
Au sujet du boitier
Les plongeurs se retrouvent souvent emmêlés dans des cables ou des tuyaux que ce soit au fond de l’eau ou dans leur petit caisson
Compte tenu du peu d’espace dans le caisson, si deux personnes s’y trouvent, des bords saillants ou pointus sur une montre peuvent s’avérer dangereux
Comme les plongeurs n’arrêtent pas de se cogner partout, surtout dans l’espace réduit du caisson, les montres se retrouvent vite couvertes de rayures
Les montres ont souvent des problèmes lors de la décompression
Si la montre tombe, la plupart du temps la couronne va se casser ou le verre se briser, rendant la montre inutilisable
Lors de divers travaux d’entretiens, il n’est pas rare que les montres des plongeurs se retrouvent couvertes d’huile qui s’immisce partout, rendant le nettoyage compliqué voir impossible
Les habits des plongeurs s’usent vite à cause des frottements sur les crans des lunettes
Au sujet du bracelet
Compte tenu du froid de l’eau au fond (proche de 0°C), le bracelet en plastique se raidit et casse très facilement par la suite
Même lorsque le bracelet est très serrée, une fois au fond de l’eau la pression que celle-ci exerce sur le corps et la combinaison du plongeur font que la montre devient trop large au poignet et bouge
Au sujet de l’apparence générale de la montre
Les plongeurs souhaitent avoir des montres qu’ils peuvent porter en toute circonstances, même lorsqu’ils sont dans des réceptions à l’étranger, sans en avoir honte
Voici donc en gros le cahier des charges que devra respecter cette nouvelle plongeuse, au-delà évidemment d’une étanchéité supérieure à 350m, avec en plus une solution au problème de l’hélium.
Pour ce qui est du mouvement, aucune raison de changer une équipe qui gagne, la nouvelle montre sera donc équipée du 6159B. Il s’agit du meilleur calibre automatique du groupe avec une vraie fiabilité testée et éprouvée. Ce mouvement est très proche de celui qu’on retrouve dans les 61GS, avec un grade chronométrique un échelon en-dessous de ce qui se fait chez Grand Seiko (équivalent donc au COSC, mais testé en interne). C’est en fait une évolution du 6159A de la 6159-7000, avec tout de même beaucoup d’améliorations à presque tous les niveaux du mouvement, du barillet à l’échappement en passant par tout le système de tige de remontoir. Ce mouvement répond à tous les besoins en terme de résistance aux chocs, aux vibrations et propose un couple suffisant pour mouvoir les aiguilles massives dessinées pour l’occasion. Pour le magnétisme, une plaque de fer doux est glissée entre le mouvement et le fond de boite, protégeant donc le calibre de manière efficace.
Pour ce qui est de la lisibilité, le cadran est noir mat avec des index paints en blancs et recouverts d’une nouvelle peinture luminescente pour laquelle Taro Tanaka a travaillé directement avec Nemoto&Co Ltd, l’entreprise qui créera par la suite le Luminova. Son souhait était d’avoir une peinture non radioactive, totalement blanche et la plus luminescente possible. Les index sont ronds pour un maximum de luminescence (plus efficace que des index carrés) et l’index de midi est triangulaire pour repérer directement l’orientation du cadran. Les aiguilles bénéficient d’une finition très fine donnant des couleurs irisées selon la lumière pour maximiser la lisibilité et l’aiguille des minutes, la plus importante pour les plongeurs, voit sa taille drastiquement augmenter. En effet, c’était un choix des plongeurs eux-mêmes que cette aiguille soit celle qui saute le plus aux yeux puisque lorsqu’ils plongent, ils n’ont pas besoin de savoir l’heure mais uniquement le temps écoulé.
Source: Nomadartist sur thewatchsite.com
Pour ce qui est du boitier en lui-même, Taro Tanaka s’inspira des balanes, ces petits crustacées marins qui se fixent partout et dont la carène (ou « coquille ») les protège des assauts des vagues. Il décida donc de créer cette protection extérieure qui devrait abriter la lunette et la couronne, et il proposa de la fixer par 4 vis qui devraient permettre aux plongeurs de facilement la démonter pour totalement nettoyer la montre. La forme légèrement conique permettant d’éviter que des cables s’enroulent autour de la montre, les designers optent également pour des bords bien arrondis afin d’éviter que la montre s’accroche où que ce soit ou n’abime ce qu’elle pourrait heurter. Une simple découpe entre 12h et 3h puis entre 6h et 9h expose suffisamment la lunette pour pouvoir la tourner tout en la protégeant idéalement de manipulation involontaire et en préservant les habits des plongeurs. En choisissant un verre plat, cela leur permet de placer celui-ci légèrement en-dessous de la lunette pour le protéger des rayures. Il fallait également trouver une solution avec un revêtement interne pour empêcher que le verre ne se couvre de buée lors des chocs de température, ce qui fut fait. Enfin, le choix d’un boitier en titane (une première pour une plongeuse) pouvait garantir plus de légèreté et une résistance à la corrosion accrue et la protection externe du boitier fut pulvérisée d’un composé de céramique à très haute température afin de le rendre très résistant aux rayures.
Source: Fratello Watches
Pour l’étanchéité, un énorme travail dû être fait pour la fixation du verre et de la couronne. Ikuo Tokunaga proposa l’utilisation d’un nouveau matériau pour les joints d’étanchéité et l’équipe de designers décida d’utiliser le joint en L développé pour les Seiko 5 Sports. Ce joint très efficace allié au nouveau matériau et au design complexe du boitier monobloc permis de créer une montre parfaitement étanche à l’hélium, rendant l’idée même d’une valve à helium totalement caduque. Du plus, le système de fixation du verre est intégré d’un bloc au boitier en lui-même, venant sécuriser le verre en cas d’intrusion d’hélium et de surpression interne.
Source: Seiko Diver Watch Evolution par Ikuo Tokunaga
Tokunaga proposa également d’utiliser un type de polyuréthane pour le bracelet, le rendant moins sensible à la température que le PVC utilisé jusqu’à présent. C’était une première pour un bracelet de montre. Taro Tanaka s’inspira de sa passion pour les vieux appareils photos, et plus particulièrement des soufflets qu’on pouvait retrouver sur de vieux objectifs, pour créer un bracelet qui s’adapte automatiquement à la taille de poignet du plongeur. Bien que ces bracelets à « vaguelette » soient monnaie courante aujourd’hui, on doit ce design ingénieux à Taro Tanaka.
Source: The Horological International Correspondance n°441
Les équipes de Seiko ont travaillé sans relâche avec de nombreux plongeurs et photographes sous-marins afin d’améliorer progressivement le design, de tester les prototypes en conditions réelles et d’apporter des modifications afin d’obtenir un produit répondant parfaitement à leurs attentes.
Pourquoi 600m ?
On pourrait se poser cette question légitime. Pourquoi avoir proposé une plongeuse étanche à 600m et pas 500 ou 700?
Un élément de réponse apparaît dans un article de The Horological International Correspondance (vol.24 no.281) dédié au développement de la Golden Tuna, où l’auteur explique qu’à cette époque, le record de plongée en saturation était détenue par la Comex pour une plongée à 501m (alors que le travail habituel se situe entre 100 et 300m en général). Il semble donc évident que, compte tenu du travail de recherche mené par les équipes de Seiko, cette information fut utilisée afin de produire la plongeuse ultime, capable d’aller plus loin que là où les meilleurs peuvent aller !
Depuis, le record est passé à 701m pour une plongée en saturation (en 1992).
On pourrait peut-être y voir aussi une rivalité avec deux autres plongeuses professionnelles, la fameuse Omega Ploprof, elle aussi originellement étanche à 600m ou la Rolex Sea Dweller étanche à 610m. On voit donc bien qu’à cette période, 600m semble être la norme pour les plongeuses professionnelles.
« Ce truc noir…c’est pas une montre »
Après que Taro Tanaka ait travaillé d’arrache pied avec des plongeurs professionnels et des photographes sous-marins pour la conception et le test des prototypes, avec ses équipes de designers et les équipes de Suwa Seikosha pour la production, il présente enfin la montre aux dirigeants de Seiko Watch Corporation, mais leur réaction n’était pas ce qu’attendait Tanaka… « Mais ce truc noir…c’est pas une montre ! »
Mais Taro Tanaka ne se démonte pas et répond à ses supérieurs que c’est une montre née des plaintes de la part de professionnels et que la recherche technique menée a eu pour seul et unique but de répondre à leurs besoins et créer l’outil ultime.
La réponse qui lui fut donnée pourrait paraître tout aussi étrange et laisse sous entendre un doute quant à l’éventuel succès de la montre… « C’est une montre assez particulière, mais mettons-la quand même sur le marché, au pire ça fera parler de nous ».
Une reconnaissance immédiate
Malgré le scepticisme des dirigeants de Seiko (peut-on leur en vouloir?), la montre alors surnommée « le visage noir des abysses » rencontre immédiatement un franc succès auprès des plongeurs professionnels, mais aussi de toute personne souhaitant posséder une montre d’une résistance absolue, que ce soit pour des activités aquatiques ou autres.
Il serait logique de se dire que le nombre de personnes ayant besoin de ce genre de produit est très réduit et que la demande ne sera pas délirante. À cette époque, on estime qu’il n’y avait que 200 plongeurs en saturation au Japon et 4000 dans le monde. La demande semble donc bien faible, surtout si on déduit les 600 plongeurs professionnels de la Comex alors en partenariat avec Rolex !
Et pourtant, toujours d’après cet article de The Horological International Correspondance de 1983, Seiko a vendu 5000 Grandfather Tuna au Japon et 2500 dans le reste du monde, soit un total de 7500 montres en un peu moins de 3 ans ! Ce qui semble assez conséquent compte tenu des généreux 50mm de diamètre pour 16mm d’épaisseur du bestiau !
Source: magazine mensuel japonais de l’époque dédié à la plongée
Lorsqu’ils sortent la Golden Tuna 3 ans après, c’est cette fois-ci 4200 montres qui sont vendues au Japon et 4925 dans le reste du monde, soit un total de 9125 montres. Les chiffres réels sont sûrement bien supérieurs pour cette dernière puisqu’elle fut distribuée jusqu’en 1986, date à laquelle elle fut remplacée par un modèle étanche à 1000m, et que les chiffres cités ici datent de 1983. En 8 années de production, le total de Tuna vendues (Hi Beat et quartz) s’élève donc à 16625 unités soit plus de 2078 montres par an ou environ 5 Tuna vendues chaque jour dans le monde, malgré une demande qui pouvait sembler bien faible au début, montrant que ce modèle extrême satisfaisait aussi bien les plongeurs en saturation que tous les autres clients à la recherche d’une montre d’une robustesse indiscutable ! On la retrouvera d’ailleurs même au poignet de Roger Moore dans James Bond et dans Les loups de haute mer.
Source: jamesbondlifestyle.com
Autre preuve de la réussite ce de design, il me semble utile de rappeler que malgré les évolutions qu’a subit la fameuse Tuna depuis 1975 (matériaux, mouvements etc), le concept de base et le design global de la montre sont restés les mêmes depuis 1975. Cela fait donc 46 ans que la dynastie des Tuna règne sur les plongeuses de Seiko de manière ininterrompue, faisant de cette famille de montres un des succès indiscutables de la marque et la gamme de montres ayant été distribuée de manière continue pendant le plus longtemps pour Seiko.
Source: thespringbar.com
La Tuna en conditions réelles
Durant toute la phase de R&D, les équipes de Seiko ont continué à travailler avec beaucoup de professionnels et à échanger sur les différents choix, les changements possibles, l’utilisation des prototypes en conditions réelles, l’esthétique de la montre etc.
On peut noter l’implication de Hiroshi Oshima, le plongeur ayant écrit la lettre de plainte en 1968, ainsi que son collègue Isao Hansako qui ont utilisé les prototypes dès les premières phases de développement. Akira Tateishi du Underwater Modeling Center, éditeur du mensuel japonais “Marine Diving” et photographe sous-marin, fut impliqué dans le développement des prototypes ainsi que lors des débuts de la production de masse, mêlant ses connaissances du monde sous-marin avec sa formation initiale en design industriel obtenu quelques années avant Taro Tanaka dans la même université. Les plongeurs professionnels et autres spécialistes de ce domaine ont donc été des acteurs essentiels non seulement dans l’établissement du cahier des charges, mais également lors des phases de développement des prototypes; Mais l’évolution des techniques d’exploration sous-marine ont permis à Seiko d’aller plus loin encore.
À l’hiver 1982, Seiko décide de tester sa Golden Tuna (la seconde version de la Tuna, à quartz, sortie en 1978) par 300m de profondeur en saturation avec l’aide de la Jamstec (Japan Agency for Marine-Earth Science and Technology) afin de tester en conditions réelles la manipulation de la couronne, la résistance aux changements brusque de pression ou encore les variations de pression à l’intérieur de la montre. Lors de ce test, la Tuna est comparée à d’autres modèles Suisses équivalents et la Tuna est la seule à ne pas voir sa pression interne varier, validant ainsi le concept de la montre de manière purement expérimentale, ce qui vint confirmer le nom qu’elle portait au Japon de meilleure montre de plongée au monde.



L’année suivante, au mois de Mai 1983 et forte de son succès quelques mois auparavant, Seiko mène son premier test en eaux profondes pour la Tuna. Bien qu’étanche à « seulement » 600m, Seiko voulait savoir si la montre pouvait résister à la limite qu’ils s’étaient fixés de 1000m. Bien que cette profondeur ne peut pas être atteinte par des humains, ils voulaient savoir jusqu’où pouvait descendre la montre. Elle fut donc attachée au bras robotisé du Shinkai 2000, un sous-marin d’exploration habité pouvant plonger jusqu’à 2000m et inauguré deux ans plus tôt.
Source: The Hororlogical International Correspondance n°281
Source: thehuffingtonpost.jp
Deux montres tirées de la production standard ont donc été testées pendant plusieurs heures et sur deux jours dans une eau à 3°C. Ce genre de test dynamique, dans une eau glaciale par 1000m de profondeur et de manière prolongée n’est évidemment pas possible en laboratoire, mais les deux montres testées ne montrèrent pas le moins soucis de fonctionnement, de précision, d’étanchéité ou d’apparence, descendant jusqu’à 1062m !
Pour information, les numéros de séries de ces deux montres sont 130229 et 140375. Si jamais vous tombez par hasard dessus, là c’est le jackpot !
En 1986, 3 années après ce test réussi par plus de 1000m de profondeur, Seiko sort la nouvelle version de la Golden Tuna, cette fois-ci étanche à 1000m. Aucune montre produite par Seiko depuis n’a dépassé cette limite puisque selon Seiko, cela ne ferait pas sens de créer une montre qui descendrait plus profond que là où n’importe quel plongeur pourrait aller.
Source: thehuffingtonpost.jp
Mais tout de même, les tests ont continué à se faire et le 6 Septembre 2014, Seiko et la Jamstec ont prouvé que les Tuna professionnelles pouvaient descendre sans soucis à plus de 3000m sous la surface sans le moindre problème, la version quartz d’arrêtant à 3284m et la version automatique à 4299 m. Cet arrêt est dû à la pression du verre sur les aiguilles, mais les montres étaient encore visiblement toujours étanches à ces profondeurs abyssales ! Il aurait été intéressant de savoir à quelle profondeur on pouvait observer de la casse, mais ces infos ou images n’ont évidemment pas été dévoilées par la marque.
Pour la petite histoire, j’ai eu le plaisir de partager cette vidéo avec un horloger spécialiste des tests d’usure et de résistance (tests tribologiques) et de vieillissement. Il a tellement apprécié ces images qu’il les a intégrées au cours qu’il donne dans une école d’horlogerie de Genève. Bientôt tous les horlogers Suisses connaîtront les prouesse de la légendaire Tuna !
Il se raconte que les plongeuses Seiko sont testées pour résister à trois fois la profondeur annoncée et on voit ici que c’est bien le cas avec les Tuna 1000m !
L’évolution de la Tuna: vraie ou fausse Tuna?
Ce design si particulier et unique ainsi que le succès de ce modèle ont amené Seiko à décliner ce style en de nombreuses montres. On retrouve ainsi la première génération en Hi Beat, très vite remplacée par la version à quartz, puis des versions kinetic, ana-digi (analogique et digital à la fois), puis automatique et Spring Drive. Ce design rentré dans le panthéon de Seiko sera repris dans les années 2010 pour tout un ensemble de plongeuses et autres montres robustes - mais pas « professionnelles » - dont voici quelques exemples.








Ces plongeuses loisir aux capacités d’étanchéité standard (200m) reprennent le look de la Tuna avec son fameux « shroud », mais est-ce qu’on peut vraiment encore parler de Tuna…
Alors certes, ce surnom lui vient de sa ressemblance esthétique avec une boite de thon - je suis d’ailleurs persuadé que Taro Tanaka est sûrement outré par ce vulgaire surnom ! - mais est-ce que ces montres font vraiment sens face aux plongeuses professionnelles d’origine?
Source: The birth of Seiko Professional Diver’s Watches par Ryugo Sadao
La Tuna a été conçue en réponse à des besoins très spécifiques comme nous l’avons vu. Son shroud lui permet d’être facilement nettoyée de la graisse et de l’huile que les plongeurs professionnels utilisent souvent lors de l’entretient de leur matériel, la forme permet de protéger la couronne et la lunette sans abimer les vêtements ou être prise dans les cables, tuyaux etc. Mais surtout, la Tuna d’origine avait un boitier monobloc dont la construction et les joints spécifiques permettaient une réelle étanchéité à l’hélium, ceci étant le point le plus important de cette montre. Au-delà d’une étanchéité à l’eau impressionnante, c’est surtout cette étanchéité à l’hélium qui rendait la Tuna si unique, la rendant apte à la plongée en saturation. Du coup, est-ce que les autres versions étanches à 200 ou 300m mais pas à l’hélium ne seraient pas que des ersatz, des versions diluées de la « vraie » Tuna? Est-ce que mettre un shroud sur n’importe quelle plongeuse en fait une Tuna?
Je pense que la réponse à cette question est très personnelle et dépendra de la vision de chacun. Personnellement j’ai décidé de commencer ma collection de Tuna avec un modèle 1000m monobloc et étanche à l’hélium parce que c’est pour moi l’essence même de ce modèle, mais je sais déjà que de nombreux autres modèles ne répondant pas à ce cahier des charges rejoindront mon poignet dès que possible ! Et puis comme nous l’avons vu un peu plus haut, ces Tunas répondent finalement aux besoins de nombreuses personnes qui ne sont pas pour autant des plongeurs en saturation mais qui ont plaisir à porter une montre hyper robuste, un morceau de l’histoire de Seiko ou juste une tocante qu’ils trouvent sympa à leur poignet ! Et comme le disait un grand homme, « au fond, c’qui compte c’est l’plaisir » !
Seiko Tuna Kinetic GMT SUN019
Source: wellnet.com.au
Rattraper et dépasser la Suisse: mission accomplie?
Ce slogan que l’on doit à Shoji Hattori, ancien PDG du groupe Seiko, a été le fil conducteur de tous les efforts de Seiko dans les années 60, et les succès furent nombreux.
On peut ainsi dire objectivement qu’ils ont rattrapé et dépassé la Suisse dans de nombreux domaines: dans la chronométrie sportive avec les JO de 1964 puis les Asian Games, dans les concours de chronométrie avec les fameux concours de Neuchâtel et Genève où les Japonais ont excellé de manière historique, dans la course à la commercialisation du premier chronographe automatique, dans la course à la commercialisation de la première montre à quartz, et j’en passe. Mais peut-on en dire autant au sujet des plongeuses?
Source: watchuseek.com
Je pense avant tout qu’il faut préciser cette question: peut-on en dire autant au sujet des plongeuses professionnelles ? En effet, il ne serait pas très cohérent de comparer la Tuna à une plongeuse standard, faite pour résister à 200m de profondeur et qui ne se pose pas la question de l’hélium. Je pense que dans le domaine des plongeuses professionnelles, la Tuna peut être comparée à la Rolex Sea Dweller, aux Oméga Seamaster Professional et Ploprof ou encore la Doxa Sub 300T Conquistador, des montres qui ont été pensées et/ou utilisées pour un usage professionnel, mais surtout pensées pour la plongée en saturation. Mais ces montres mythiques partagent presque toutes la même stratégie: elles utilisent toutes une valve à hélium. La montre laisse donc rentrer l’hélium puis, par l’utilisation de cette valve, la laisse s’échapper lors de la décompression. Les équipes de Seiko avaient une vision différent du problème de l’hélium: l’utilisation d’une valve à hélium implique un risque potentiel de défaillance supplémentaire de la montre, c’est pourquoi ils ont opté pour une solution plus complexe mais ô combien plus cohérente: tout simplement ne pas laisser l’hélium pénétrer dans la montre ! A noter que seule la Ploprof 600m n’utilise pas non plus de valve à hélium. Bien que toutes les autres plongeuses Suisses citées précédemment soient des montres mythiques et passionnantes également, cette histoire d’hélium place, à mon humble avis, la Tuna sur la première marche des meilleures plongeuses au monde !




Mais voyons me direz vous, il existe de nombreuses plongeuses étanches à plus de 1000m !! Comment peut-on dire qu’il n’y a pas mieux que la Tuna alors que d’autres montres peuvent aller plus profond?
Cette question est légitime évidemment. Mais il faut se poser la question de l’utilité de telles montres. En effet, une montre n’a d’utilité qu’au bras d’une personne. Or, comme cela a été précisé plus haut, le record de profondeur pour un humain est de 701m en plongée en saturation. A partir de là, pourquoi construire une montre étanche à 2000, 5000 ou 10000m ? Pour la prouesse? Oui, certes… C’est donc plus de la communication que de l’horlogerie, non? Ensuite, ces montres sont-elles étanches à l’hélium comme l’est la Tuna? Sont-elles portables et utilisables au quotidien (oui, c’est toi que je regarde Rolex Deepsea Challenge) ? Comment ces montres sont-elles testées et résistent-elles vraiment aux profondeurs annoncées? Tester une montre dans une machine qui simule une certaine pression, c’est autre chose que de mettre la-dite montre dans une eau proche de 0 degrés pendant plusieurs jours au bout d’un bras robotisé !
Bref, lorsque l’on prend en considération tous ces aspects et les tests comparatifs menés par Seiko avec des plongeuses Suisses, je pense personnellement que la Tuna est la meilleure plongeuse qui existe et il sera difficile de me faire changer d’avis !
Conclusion
La Tuna se distingue avant tout par un look unique. Un look que j’ai mis beaucoup de temps à apprécier d’ailleurs. Mais quand on creuse un peu plus, on s’aperçoit qu’elle incarne la quête de l’étanchéité qui va au-delà des plongeuses et nous ramène aux Seiko 5, aux Silverwave et à cette évolution folle qu’a vécu Seiko dans les années 60. Elle incarne le dévouement des équipes de Seiko qui en seulement 10 ans est passé d’une simple plongeuse basique faite en vitesse sur un coin de table à la meilleure plongeuse au monde. C’est dingue de se dire que 15 ans avant la Tuna, aucune Seiko n’était étanche !! Elle incarne également le kaizen, ce processus d’amélioration continue tirée du bouddhisme, signifiant par extension « analyser pour rendre meilleur ». Elle incarne également le génie de Taro Tanaka, à mon sens le plus grand designer horloger au monde ! Elle incarne aussi ce fameux slogan de Shoji Hattori, « Rattraper et dépasser la Suisse ».
Pour moi cette montre est un condensé de l’ADN de Seiko, une montre attachante, une montre sans concession et tout simplement une des montres les plus mythiques de l’histoire de Seiko !
Sources:
Ryugo Sadao « The birth of Seiko Professional Diver’s Watches »
The Horological International Correspondance n°281
The Horological International Correspondance n°441
https://museum.seiko.co.jp/en/seiko_history/milestone/milestone_08/